Hakim El Karoui est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure et agrégé de géographie ; ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon puis chargé de la prospective à Bercy jusqu’en août 2006, il est aujourd’hui banquier d’affaires. Son premier livre (1) avait fait l’objet d’un débat à nos Mercredis parisiens et avait été présenté dans ces mêmes colonnes par Bertrand Renouvin. Il reprend notre dialogue à l’occasion de la publication du deuxième livre (2), également discuté lors d’un récent Mercredi.

Il est toujours intéressant de relire les textes que les économistes et les géopoliticiens écrivaient avant le déclenchement en 2008 de la crise financière aux Etats-Unis. La « mondialisation heureuse » d’Alain Minc est encore dans toutes les mémoires et les bévues des économistes de cour sont innombrables. Mais c’est un homme du sérail qui nous donna en 2006 un livre libérateur, qui frappe par sa pertinence quand on le relit aujourd’hui. Hakim El Karoui annonçait déjà une troisième mondialisation marquée par le déclin américain (3), la montée de nouvelles puissances et la mort de l’Europe politique tuée par le libre-échangisme. Il nous disait aussi, avant les déclarations de Nicolas Sarkozy sur l’échec de l’intégration, que la France n’avait pas cessé d’être francisante. L’auteur de « L’Avenir d’une exception » présentait enfin des éléments de programme qui recoupaient en plusieurs points nos propres projets.

Toutes ces questions sont reprises dans le nouveau livre d’Hakim El Karoui, alors que nous faisons la dure expérience de la crise générale qui est en train de se développer : crise économique, financière et monétaire violente ; crise politique latente qui va se durcir en France avec le regain de la droite nationaliste désormais incarnée par Marine Le Pen. Dans les mois qui viennent, nous aurons besoin de faire référence à Hakim El Karoui dans trois domaines :

L’intégration des immigrés victimes du discours sur « les Noirs et les Arabes » et de la xénophobie antimusulmane. Il faudra dire et redire que « … c’est parce qu’ils sont en train d’être assimilés que les enfants d’immigrés venus d’Afrique du Nord concentrent l’attention et la haine » (80) ; rappeler que cette francisation se fait par le mariage, par le contrôle des naissances et, malgré tout, par l’école ; démontrer que l’islam connaît « une crise de transition, douloureuse et complexe, parfois violente, souvent régressive… » (86) qui n’en fait pas l’ennemi irréductible de la laïcité et de la démocratie.

La question chinoise qui est avant tout celle de « l’aveuglement occidental face à la Chine » précisément dénoncé au chapitre III : face à une puissance qui affirme son propre modèle de développement en fonction de ses intérêts bien compris et sans égards pour la démocratie, il est maintenant clair que les Américains et les oligarques européens se sont dramatiquement trompés. Ils ont cru – souvenons-nous des déclarations imbéciles de Pascal Lamy – que les Chinois respecteraient la théorie des avantages comparatifs et que l’atelier du monde fabriquerait des chemises pendant que nous lui vendrions des Airbus. Nous savons maintenant que la Chine se renforce dans tous les secteurs stratégiques et nous concurrence efficacement grâce à la faiblesse de sa monnaie, de sa demande intérieure et de ses coûts salariaux. « L’avenir est clair : les entreprises étrangères bénéficieront peu de la forte croissance à venir du marché intérieur chinois » (147) et elles risquent de subir de nouvelles déconvenues si les fragilités de l’économie chinoise (endettement massif, forte spéculation, surproduction, pauvreté, faiblesse de la protection sociale) font entrer le pays dans une crise profonde.

La nécessité du protectionnisme, qu’il est inutile d’appeler autrement car ce n’est pas le mot qui fait peur mais la politique de défense de nos intérêts : protectionnisme sélectif, à mettre en œuvre face aux pays qui nous agressent tout en protégeant leurs intérêts vitaux et qui ne comprennent que les rapports de force.

J’apprécie aussi la réflexion d’Hakim El Karoui sur notre nation, sans le suivre dans tous ses détours. Mais j’accepte volontiers son idée d’une « réinvention » de la nation française puisque la France n’a cessé de se transformer au fil de ses mille ans d’histoire, sans jamais perdre de vue, depuis deux siècles, la perspective révolutionnaire selon les exigences de liberté et d’égalité – et dans cette fraternité évoquée voici peu par Régis Debray (4). Et nous sommes proches, concrètement, par la volonté d’inventer une nouvelle régulation commerciale, une nouvelle fiscalité… et une nouvelle manière de parler à l’Allemagne, aujourd’hui si peu européenne. Il manque une réinvention des services publics et des entreprises nationales, dans la fidélité à leurs principes premiers, et une réinvention de la planification indicative que nous avons pour notre part esquissée…

Reste le point crucial, qui fait le titre du livre, explicité en de nombreuses pages : « réinventer l’Occident » ! Qu’est-ce que cela signifie ? La « famille occidentale » a été évoquée par Nicolas Sarkozy lorsqu’il a voulu donner un semblant de profondeur conceptuelle à la réintégration complète de notre pays dans l’OTAN. Mais Hakim El Karoui n’est ni sarkozyste, ni disciple d’Edouard Balladur qui propose quant à lui la création d’un Conseil exécutif de l’Union occidentale. Alors peut-on réinventer quelque chose qui n’a jamais eu d’existence ? « L’occident chrétien » est un slogan d’apparition récente puisque le christianisme médiéval était aussi vivant à Rome qu’à Byzance, puisque le roi de France « très-chrétien » était allié aux Ottomans. L’Occident défini comme Monde libre au temps de la guerre froide incluait le Japon mais la France du général de Gaulle suivait sa propre voie entre les empires rivaux. Peut-on parler d’une civilisation et d’une philosophie occidentales ? Oui, mais à lire les grands auteurs, il s’agit d’une odyssée de l’esprit européen toujours liée à l’histoire de notre continent. Faut-il dès lors définir l’Occident comme une communauté d’intérêts et de valeurs qui engloberait l’Union européenne et les Etats-Unis ? Pour moi, c’est une fiction et je m’inquiète quand je lis qu’ « il faudra probablement faire adouber […] aux Etats-Unis » (204) les idées de rénovation économique et sociale développées par Hakim El Karoui.

Accepter le leadership américain alors que les effets des décisions prises à Washington et à Wall Street pendant la première décennie du siècle continuent d’engendrer des catastrophes en chaîne ? L’Irak n’est pas sorti du chaos et les Etats-Unis continuent de mener sous l’égide de Barack Obama une guerre absurde et définitivement perdue en Afghanistan (5). Comment peut-on songer à se faire « adouber » par des banksters, par une équipe qui tente désespérément de sauver le modèle économique américain, le système financier américain et la monnaie américaine sans se soucier du reste du monde ? Comment peut-on faire confiance à Barack Obama qui s’est laissé circonvenir par les financiers et qui vient de prendre comme chef de cabinet William H. Daley, l’un des dirigeants de la banque J.P. Morgan ?

Hakim El Karoui ne voit pas que la prétendue désoccidentalisation d’un Occident introuvable est due pour une large part aux guerres menées sur le territoire yougoslave, au Moyen Orient et en Asie centrale par des militaires incapables assistés de mercenaires et de tortionnaires – tandis que le FMI continue de prescrire ses purges violentes et de sacrifier les peuples aux banquiers. L’Union européenne, deuxième pôle de cet Occident rêvé, meure d’avoir voulu imiter les Etats-Unis et de continuer à appliquer les idées et les recettes qui ont conduit au déclin américain. Ni la menace chinoise, ni même la rivalité dynamique avec la Chine telle que l’envisage Hakim El Karoui ne sauveront une Union européenne qu’il faudra refonder. Pour que l’Europe retrouve son rôle – grâce à la force de ses nations – nous devons au plus vite prendre nos distances avec l’Amérique des sales guerres, des banquiers cupides, des tortionnaires de la CIA qui ont détruit pour plusieurs générations les belles images – la puissance généreuse, la libre entreprise – qui faisaient rêver vers 1950.

J’en viens aux « valeurs occidentales ». De part et d’autre de l’Atlantique, il est vrai que nous faisons référence à la démocratie libérale et aux droits de l’homme selon un même héritage religieux. Mais l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de l’Europe – et l’histoire de sa relation au monde – est si différente de celle des Etats-Unis que nous avons beaucoup de peine à nous comprendre. Nous n’avons pas le même rapport à la religion, à l’histoire, au droit, à l’Etat, à la guerre. Nous avons en Europe une tradition révolutionnaire, nous avons une forte tradition socialiste et une profonde empreinte monarchique, tous les européens ont subi l’épreuve des totalitarismes : autant de bouleversements, d’héritages, de tragédies qui sont étrangers à la culture et à la politique américaines.

Se demandant pourquoi il n’y a pas eu de socialisme aux Etats-Unis, Marcel Gauchet conclut son enquête par une observation décisive : « … les Etats-Unis n’ont pas d’idéologies, ils sont une idéologie. On peut même ajouter : les Etats-Unis sont une philosophie de l’histoire en acte à eux tous seuls. Leur imperméabilité au socialisme témoigne de leur identité la plus profonde » (6) alors que rien n’est plus urgent en Europe – en France tout particulièrement – de développer en fonction des enjeux du 21ème siècle notre tradition de l’Etat social.

Il n’est pas question de reprendre les thématiques anti-américaines. Il faut simplement militer pour que l’Europe au sortir de la crise se donne un projet spécifique, confédéral, continental, dans le dialogue amical avec le Proche et le Moyen Orient comme avec l’Amérique latine – sans se bercer d’illusions sur les Etats-Unis d’Amérique et en affrontant s’il le faut la puissance chinoise. La France doit être le ferment de ce projet.

***

(1) Hakim El Karoui, L’Avenir d’une exception, Flammarion, 2006.

(2) Hakim El Karoui, Réinventer l’Occident, Essai sur une crise économique et culturelle, Flammarion, 2010. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de cet ouvrage.

(3) Emmanuel Todd, Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.

(4) Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009.

(5) cf. « Afghanistan : en finir avec la guerre américaine » sur mon blog : https://bertrand-renouvin.fr/

(6) cf. Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes, p. 127. NRF Editions Gallimard, 2010.

 

Article publié dans le numéro 984 de « Royaliste » – 2011

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