« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». Nul n’ignore cette fameuse citation de l’un des pères fondateurs de l’Europe, Robert Schuman en mai 1950. Cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout est à inventer, à créer, à faire fonctionner. La CECA (1952) et la CEE (1957) constituent les premières illustrations de la méthode Schuman. Elles laissaient espérer le meilleur pour la suite. Mais la construction européenne n’est pas un long fleuve tranquille. Elle n’échappe pas à la crise du système multilatéral que connaît le monde du XXIe siècle évoluant dans un futur incertain. Elle ne semble pas à même d’en prendre la juste mesure au moment où il le faudrait. Ses maux peuvent se résumer simplement en deux propositions : s’élargir plutôt que s’approfondir et pratiquer l’autosatisfaction plutôt que la refondation.

ÉLARGISSEMENT PLUTÔT QU’APPROFONDISSEMENT

Alors que les premières années de la construction européenne (à six neuf, douze, voire à quinze) sont jalonnées d’indéniables succès, les dernières (passage à vingt-sept depuis le « Brexit » et adoption des traités de Maastricht et de Lisbonne) sont marquées par des échecs réguliers. C’est peu dire que l’élargissement à de nouveaux membres ainsi que la multiplication des compétences de l’Union européenne l’affaiblissent au point de la fragiliser. Ses maux les plus connus ont pour nom : inflation normative, abus de la diplomatie déclaratoire, multiplication des procédures, des mécanismes ad hoc (« la facilité européenne pour la paix »), des acronymes, des faux consensus, mantra des prophéties auto-réalisatrices, poids excessif d’une bureaucratie omniprésente et omnipotente, absence de vision de l’avenir … Plus la coquille enfle, plus elle est creuse. Plus elle est censée protéger ses citoyens, plus elle les fragilise. C’est du moins leur ressenti (Cf. révolte paysanne en France et dans d’autres États de l’Union européenne). La tenue régulière de sommets extraordinaires ressemble plus à un cautère sur une jambe de bois qu’à l’administration d’un remède approprié aux racines du mal. Ce qui est nécessaire ne saurait être tenu pour suffisant dans un monde en perpétuel mouvement. Les Européens doivent réapprendre à connaître, comprendre le monde s’ils veulent survivre dans la jungle planétaire. Or, nous n’en sommes pas encore là.

Comme le rappelle le médiéviste Marc Bloch : « Les grandes défaites sont d’abord intellectuelles ». Et c’est là que le bât blesse dans l’aventure européenne. C’est en anticipant les risques que l’on progresse. Il fut un temps (décennies 1980, 1990) où les Européens avaient une ligne de conduite claire : pas d’élargissement sans approfondissement. La chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS leur font perdre cette indispensable boussole. Force est de constater l’absence de réflexion globale sur la nature de l’approfondissement rendu indispensable par le changement de paradigme dans les relations internationales. On reprend les recettes du passé pour répondre aux défis présents et à venir avec le succès que l’on sait. Alors même que ce changement radical d’environnement impliquerait une adaptation de la réponse européenne. Aucun sommet des chefs d’État et de gouvernement n’est consacré à l’organisation d’une discussion sans tabou sur l’objectif de la construction européenne. Plusieurs questions existentielles ne sont pas posées par pudeur de gazelle. Europe fédérale ou Europe des nations ? Europe puissance ou Europe impuissante ? Souveraineté européenne (indépendance sur les domaines stratégiques) ou soumission à la loi du plus fort ? Organisation de médiation dans les conflits ou organisation à la traîne de l’Oncle Sam ?

Le tableau général est peu encourageant et débouche sur une situation ubuesque.

AUTOSATISFACTION PLUTÔT QUE REFONDATION

On ne compte plus les communiqués de victoire après chaque crise que traverse l’Europe… et elles ne manquent pas. Il n’est question que de succès. Jamais d’échec. En reprenant l’expression d’Emmanuel Macron, l’on peut souligner une « forme d’engourdissement satisfait » des bonnes consciences. Bruxelles vit au rythme d’un optimisme de façade faisant fi du réel et fondé sur les vertus intrinsèques de la machinerie européenne. Une sorte de fuite en avant vers la morale, les questions sociétales. Rien n’y fait. L’Union européenne camoufle sa désunion croissante derrière les oripeaux des émotions. Elle excelle dans la diplomatie des postures viriles mais peu efficace dans les actes concrets. Comme le rappelait le général de Gaulle, la crise n’est pas un simple accident, elle est dans la nature des choses. Combien de fois, nos décideurs déboussolés évoquent le concept de « surprise stratégique » pour masquer leur défaut de clairvoyance ? Ce n’est jamais de leur faute. C’est la faute à pas de chance. Cela s’appelle la déresponsabilisation qui fait son œuvre tant sur la scène nationale qu’européenne. Cette dernière grouille de maîtres de l’incohérence. À titre d’exemple, elle a (trop) tardé à voir dans la Chine un « rival systémique » et à exiger l’application du principe de réciprocité pour peser de tout son poids dans le dialogue stratégique avec ce pays.

Alors que le monde se transforme radicalement, tout change pour que rien ne change. Comme le souligne le CEMA, Thierry Burkhard : « La nouvelle grille stratégique se résume à un triptyque : compétition, contestation, affrontement ». Jamais l’ordre international n’a été aussi fracturé, le conflit constituant l’alpha et l’oméga des rapports internationaux actuels. Or, l’Europe semble en décalage permanent face à cette nouvelle donne. Elle en reste au mantra de la paix par le droit et non par le rapport de forces. Elle se montre incapable de penser dans le temps long tout en agissant dans le temps court (Cf guerre en Ukraine). L’action consiste à tirer les leçons du passé pour expliquer le présent et se projeter sur l’avenir. Les Vingt-Sept refusent de prévoir, d’anticiper le changement pour mieux s’y préparer. Doit-on attendre que l’édifice bureaucratique s’effondre pour le repenser avant de la reconstruire en tenant compte de la nature du monde tel qu’il est ? Il y a le feu dans la Maison et les Européens regardent ailleurs. Le temps des choix difficiles est venu. Où sont les authentiques hommes d’État qui prendront les problèmes à bras le corps pour y apporter les réponses idoines. Et non se payer de mots pour soigner les maux. Le fameux diptyque des diplomates : si le diagnostic est erroné, il y a fort à parier que le remède le soit.

LES ILLUSIONS PERDUES

« Les batailles perdues se résument en deux mots : trop tard » (Douglas MacArthur). Comment redonner cohérence à un tableau chaotique alors que l’Union européenne pêche par excès de confiance et par manque de vision stratégique ? Elle paie aujourd’hui le prix de son insoupçonnable légèreté de l’être. Tout ceci invite à la réflexion. Les vieilles recettes sont inappropriées. Les Vingt-Sept sauront-ils, un jour prochain, penser contre eux-mêmes pour éviter de subir le sort de la SDN ? Sauront-ils admettre leur coupable défaillance chronique au lieu de se pavaner devant les médias ? Rien n’est moins sûr au rythme où vont les choses tant à Bruxelles que dans les capitales. Les décideurs évoluent avec une habileté légendaire entre surenchère verbale et déni du réel. Faute d’un sursaut salutaire qui sonne la fin des illusions, l’Union européenne restera au bord de l’implosion.

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Jean Daspry est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en Sciences politiques.

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