Vote protestataire : Des peuples en colère

Mai 13, 2002 | la lutte des classes

 

Au lendemain du 21 avril, la classe politico-médiatique s’est efforcée de « penser l’impensable » et d’organiser la levée en masse contre Jean-Marie Le Pen. A cette fin, on a utilisé sans précaution les allusions historiques au fascisme, au nazisme et au pétainisme ; des images-chocs ont dramatisé les postures antifascistes ; on a lancé sur la place publique des analyses à l’emporte-pièce où la bonne conscience étouffait la lucidité des constats sur la souffrance sociale.

Sans prétendre à une explication complète des événements en train de s’accomplir, nous tentons une remise en perspective des grands mouvements de protestation populaire dans l’Europe du siècle dernier.    

 

Commissaire européen de nuance démo-chrétienne, Pascal Lamy s’indignait récemment (Le Monde du 27 avril) que l’on puisse faire porter sur l’Europe la montée des extrémismes dans divers pays européens : « Si tout cela se passe au même moment, c’est que nous, Européens, avons des problèmes similaires. L’Europe n’est pas le problème, elle est la solution à la montée des extrémismes ».

La phrase est étrange mais la suite des propos l’éclaire. Accusant les gouvernements nationaux de mener une « antipolitique de communication » (ils s’attribuent tous les aspects positifs de la construction européenne et reportent les échecs sur Bruxelles) le Commissaire Lamy estime que la solution aux « problèmes » en Europe, c’est toujours plus l’Europe ultralibérale : économie de marché, abandon du cadre national, évolution vers des retraites par capitalisation, défense de l’euro qui « nous protège désormais des chocs extérieurs qui, hier encore, auraient bloqué la croissance de l’Europe » – comme si l’économie européenne n’était pas dépendante des fluctuations de la conjoncture américaine !

Inquiétude

Avocat sans complexes d’une Europe intégrée dans le marché global, Pascal Lamy voudrait bousculer les belles âmes de la « gauche plurielle ». Mais les jospinistes, huistes et autres mamériens se rendent plus ou moins compte que quelque chose ne va pas avec le peuple.

Cette sourde inquiétude n’est pas nouvelle. Au lendemain du référendum sur Maastricht, Elisabeth Guigou et les autres oligarques parlaient de rapprocher les organisations européennes de l’ensemble des citoyens. Face à l’ampleur du vote Le Pen, la même dame Guigou, devenue ministre des Affaires sociales, s’aperçoit qu’ « il y a certainement beaucoup de souffrance sociale derrière ce vote [Le Pen]… ». Quelle perspicacité ! Parions cependant que la victoire de Jacques Chirac le 5 mai étouffera cet émoi, la classe dirigeante s’empressant de retourner à ses petites affaires.

Pourtant, il y a bien un problème avec le peuple, dont l’Europe n’est pas la solution car les décisions prises par l’oligarchie européenne provoquent effectivement « beaucoup de souffrance » dans le peuple.

Le fait n’est pas nouveau. Au 19ème comme au 20ème siècle, les choix économiques et monétaires de la classe dominante et les scandales financiers ont provoqué maintes révoltes et diverses révolutions totalitaires.

Contrainte monétaire

On se souvient du fétichisme de l’or (les billets de banque ont de la valeur parce qu’ils représentent un poids d’or) mais on a oublié que cette croyance faisait l’unanimité : «La guerre entre le Ciel et l’Enfer ne tenait pas compte de la question monétaire, d’où la miraculeuse union des capitalistes et des socialistes. Ricardo et Marx étaient d’accord, le XIXè siècle ne connut pas le doute. Bismarck et Lassalle, John Stuart Mill et Henry George, Philip Snowden et Calvin Coolidge, Mises et Trotski professaient pareillement cette foi » note ironiquement Karl Polanyi*.

Il en fut de même après la première guerre mondiale. Après les troubles révolutionnaires (en Allemagne, en Hongrie, et à une moindre degré en France, en Angleterre), tous les Etats européens voulurent rétablir la parité entre la monnaie nationale et l’or : les bolcheviks (Sokolnikov), les sociaux démocrates allemands (Hilferding) et autrichien (Otto Bauer), l’Italie fasciste, l’Angleterre travailliste et les Etats-Unis.

Pour atteindre la mirifique parité, les dirigeants des petits pays européens imposèrent à leur peuple d’impitoyables cures d’austérité  – comme celles qui frappèrent l’Europe de l’ouest  pour satisfaire aux critères de Maastricht en vue du passage à l’euro. Mais c’est la politique monétaire française du franc fort qui provoqua le premier grand ébranlement international. On loue Raymond Poincaré pour avoir restauré la confiance entre 1926 et 1929. On oublie de dire que le redressement des finances publiques se fit par la réduction drastique du nombre de fonctionnaires (suppression de 106 sous-préfectures et des tribunaux correspondants), par une très forte augmentation des impôts et par une hausse du taux de l’escompte. Certes, grâce à l’homme-confiance, la spéculation joua en faveur du franc contre la livre : or et devises affluèrent dans les caisses de la Banque de France et notre pays disposait d’un énorme tas de métal jaune en cette année 1929 dont nul n’imaginait alors le caractère funeste. Le krach boursier fut certes la suite logique d’une période de folle spéculation et l’effondrement de la pyramide de crédits (utilisés aux Etats-Unis pour consommer et pour acheter des actions) entraîna de proche en proche la dépression économique. Mais le fétichisme de l’or avait déjà provoqué de la appauvrissement et du désordre.

Désordre international car les Etats-Unis devaient soutenir le cours de la livre menacée par la spéculation en faveur du franc et pratiquaient une politique de faibles taux d’intérêts alors que, en logique libérale, la hausse des prix américains aurait rendu nécessaire une augmentation des taux.

Pauvreté aussi, car l’application de la règle de l’étalon-or, sous prétexte de vertu et de prestige, «était un moyen de gouverner et d’appliquer la discipline sociale » comme l’observait François Perroux* – la baisse des salaires et le chômage étant, hier comme aujourd’hui, le meilleur moyen de reporter sur les salariés le poids de l’adaptation d’une économie aux marchés internationaux.

N’oublions pas non plus la ruine des petits épargnants. Survenant après la crise économique de 1926-1927 provoquée par la hausse du franc, la « stabilisation » (lisez la dévaluation, d’ailleurs justifiée) par la loi du 25 juin 1928 qui met fin au cours forcé et rétablit la convertibilité sur la base de 1 franc pour 65,5 mg d’or opère en fait une dévaluation de 4/5ème par rapport au poids d’or du franc Germinal : l’or continue d’affluer en France, l’Etat rembourse sa dette aux moindres frais, mais les porteurs de créances à revenus fixes perdent dans l’opération plus de 12{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} soit 37 milliards de francs. Nombre de petits rentiers seront également ruinés par les faillites d’établissements de crédits (après le déclenchement de la crise mondiale) et par les malversations financières : l’affaire de la Gazette du franc de Marthe Hanau éclate en 1928, l’affaire Oustric en 1931 et la faillite du Crédit municipal de Bayonne est à l’origine de la fameuse affaire Stavisky.

L’émeute du 6 février 1934 est liée à ce dernier scandale, et les ligues de droite se développent dans ce climat de dépression économique, de perte de confiance dans les établissements financiers et de crise profonde de la représentation parlementaire. La politique de déflation menée en 1935 par le gouvernement Laval et la spéculation internationale qui joue contre le franc ne font qu’aggraver les choses. Le Front populaire sera la conséquence d’une politique menée par des ignorants et des incapables.

Le décalque d’une période historique sur une autre est toujours une mauvaise méthode. Face à Mussolini, à Hitler, à la croisade franquiste, l’antifascisme de gauche ou d’ailleurs (Georges Bernanos, le défunt comte de Paris) était une nécessité impérieuse. Aujourd’hui, la vague nationale populiste est sans doute inquiétante mais elle ne s’inscrit pas dans la postérité de la « révolution (hitlérienne) du nihilisme ». Mais sans tomber dans le déterminisme il y a lieu d’établir une relation de cause à effet entre les désordres provoqués avant guerre comme aujourd’hui par le libéralisme économique. La contrainte monétaire (par le moyen de l’euro), la pression sur les salaires, l’inflation cachée, l’ultra-concurrence, la spéculation internationale, les énormes faillites (Enron aux Etats-Unis) et les effondrements boursiers (Vivendi, France télécom actuellement) qui ruinent un nombre indéfini d’épargnants et la crise de la représentation politique constituent de nouveau le terreau des mouvements de protestation populaire.

Quand il y a pauvreté et misère dans le prolétariat d’un très riche pays, quand les petits rentiers sont dépouillés, quand les classes moyennes sont prises par l’angoisse, les discours moralisateurs et les épouvantails tirés des magasins de l’histoire ne parviennent pas à empêcher l’augmentation des votes aux extrêmes – surtout quand les moralisateurs donnent le spectacle de leur propre corruption.

Comme l’a dit Elisabeth Guigou, Jean-Marie Le Pen est le symptôme de la souffrance sociale… dont Elisabeth Guigou s’est fort bien accommodée pendant les cinq années du gouvernement Jospin. Et le sémillant Jack Lang, qui prend des poses antifascistes, ferait bien de s’aviser que, contrairement à février 1934, il n’y a pas de Front populaire à l’horizon. Léon Blum et les socialistes des années trente avaient un projet de transformation économique et sociale, alors que la « gauche plurielle » est partie intégrante et militante de l’oligarchie et applique avec une froideur nuancée d’hypocrisie le programme ultralibéral.

Egaré dans le populisme le mouvement de protestation sociale doit conduire à une nouvelle forme de révolution économique et sociale.

***

(1) « Les autorités économiques privées exerçaient alors une puissance proprement politique par l’application pure et simple des règles de la saine monnaie : les banques centrales n’avaient pas à prendre parti dans les luttes sociales, puisque l’observation de l’orthodoxie et des préceptes de la « science » suffisait à les rallier à un camp ». François Perroux.

 

REFERENCES

François Perroux, La coexistence pacifique, Presses Universitaires de Grenoble, 1992.

Karl Polanyi, La Grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, NRF Gallimard, 1983. Cf ; notamment le chapitre II : « Années vingt conservatrices, années trente révolutionnaires » d’où les citations sont tirées.

Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Fayard, 1965.

 

Article publié dans le numéro 794 de « Royaliste » – 13 mai 2002

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