Vingt ans après – La Constitution

Mai 15, 1989 | Res Publica

 

Ce titre ne doit rien à la nostalgie ou au mauvais esprit, encore qu’il puisse paraître malencontreux d’évoquer l’anniversaire du referendum manqué du 27 avril 1969. Mais l’échec du général de Gaulle, dû aux ambitions et aux frayeurs conservatrices, ne marquait pas sa défaite comme on le verra l’année prochaine, lors du centième anniversaire de sa naissance.

Pour cette commémoration justifiée, attendons-nous aux torrents d ‘éloquence des dévots et de prétendus partisans, aux interprétations et aux récupérations grossières qui, bien entendu, seront lourdes d’arrière-pensées politiciennes. Déjà, en prélude à sa campagne pour les élections européennes, M. Le Pen s’est lancé dans une phraséologie d’apparence gaullienne sans que personne n’ait immédiatement relevé cette nouvelle imposture. Et nous aurons bientôt des versions conservatrices, libérales, révolutionnaires, d’un gaullisme qui, à force d’être ainsi tiraillé, risque de ne plus rien signifier.

PROJET

Mais comment juger l’œuvre et mesurer sa portée sans tomber, d’une manière ou d’une autre, dans les excès que je viens de dénoncer ? Plutôt que de réfléchir selon une relation personnelle d’ancienne opposition, de fidélité ou de dette, il paraît plus judicieux de situer le général de Gaulle par rapport à la politique de la France – tant il est vrai, comme il l’avait compris, qu’il n’y a jamais eu qu’une seule politique pour notre pays.

Laquelle ? Le comte de Paris a souvent montré que la France, tout au long des siècles, n’avait cessé de vouloir son indépendance à l’égard des empires, sa pleine liberté à l’égard des puissances temporelles, et que cette politique fut menée dans l’alliance entre le pouvoir et le peuple. Ce projet commun supposait un Etat souverain, disposant de la continuité nécessaire et légitimé par une œuvre de justice et de paix à l’intérieur des frontières. D’où la lutte engagée par la monarchie capétienne contre la féodalité, signe du démembrement de la puissance publique et facteur de guerres privées qui l’entraînaient à pactiser avec les puissances étrangères.

Il est clair que la politique du général de Gaulle, naguère tant critiquée, ne fut rien d’autre que la traduction moderne du projet multiséculaire de la France : restauration de l’indépendance et de la dignité de l’Etat, souci de l’adhésion populaire démocratiquement exprimée, reconquête de l’indépendance militaire face aux Etats-Unis, politique extérieure conçue et menée hors de la logique des blocs, dans l’alliance avec les nations éprises de liberté … Point n’est besoin d’insister: ces principes constitutionnels et ce projet politique, toujours critiquables dans leurs modalités, mais aujourd’hui indiscutés pour l’essentiel sont devenus notre référence commune. Nous devons au général de Gaulle notre stabilité institutionnelle, notre sécurité collective, notre présence réaffirmée dans le monde. Faut-il crier au génie ? Plus qu’un fondateur, le Général apparaît dans ses actes et dans ses écrits comme l’homme de la continuité historique, du recommencement lorsque celle-ci venait à se briser, du bouleversement mené, parfois brutalement, dans la fidélité à la tradition profonde de notre pays.

Tout cela est maintenant reçu comme l’évidence même. C’est oublier l’inévitable ambiguïté de la politique gaullienne, lorsqu’elle s’accomplissait sous nos yeux. Le comte de Paris ne s’est certes pas trompé, mais on pouvait, en toute bonne foi, prendre pour Bonaparte ce militaire qui détruisit les nostalgies impérialistes, dénoncer comme traditionaliste cet homme soucieux de tradition vivante (qui ne va pas, comme on sait, sans révolutions) et combattre comme représentant de la droite réactionnaire celui qui était soucieux de l’autorité de l’Etat.

QUEL HÉRITAGE ?

Il faut encore souligner, à l’intention des thuriféraires, l’inaccomplissement du projet gaullien dans nombre de domaines. Si la Constitution de 1958 nous a permis de retrouver un Etat, n’oublions pas que le pouvoir politique fut largement dépendant de la puissance technocratique, et victime de ses usurpations. N’oublions pas non plus que le projet social du gaullisme a été défait par les féodalités économiques et financières et que le parti gaulliste fut, par son conservatisme croissant, un des principaux artisans du départ du général de Gaulle. N’oublions pas enfin le déséquilibre institutionnel, ce malaise dans l’exercice de la représentation nationale qui fut à l’époque justement critiqué. Mai 1968 fut la sanction de ces révolutions manquées ou à peine ébauchées, et de cette incapacité de l’Etat à briser la coalition des conservatismes. Mais il est vrai que la monarchie capétienne lutta pendant des siècles contre la féodalité nobiliaire, sans réussir à la vaincre définitivement, et qu’elle se posa trop tard le problème de la représentation…

Reste la question de l’héritage, qui sera sans doute vivement disputée l’an prochain. Il est certain que l’ambition gaullienne n’a pas été prolongée par le parti gaulliste, qui est mort d’une insurmontable contradiction : un parti ne peut vouloir l’indépendance de l’Etat et le soumettre à ses intérêts ; un parti ne peut se réclamer de la France tout entière et prétendre à lui seul l’incarner. Dérives et reniements étaient donc inscrits dans la nature même du gaullisme partisan. Qu’importe, puisque le projet politique de la nation, repris et développé par le général de Gaulle, continue d’être affirmé, plus fermement dans cette décennie que lors de la précédente. Il ne faudrait pas en déduire que François Mitterrand s’est rallié au gaullisme qu’il avait naguère si vivement combattu. Le président de la République, dans la fidélité à la vieille tradition républicaine, continue de voir sous la figure gaullienne celle du bonapartisme et estime, non sans raison, que notre Constitution dépend trop, dans sa pratique, de l’homme qui est aux affaires. Mais il est vrai que François Mitterrand s’est à son tour inscrit dans la politique de la France quant à sa présence dans le monde, et s’efforce de reprendre, sous le mot de socialisme, la lutte multiséculaire de l’Etat contre les féodalités. C’est assez pour que nous nous sentions proches de Charles de Gaulle et de François Mitterrand tout en souhaitant que la monarchie capétienne puisse dans l’avenir garantir et prolonger ce qui a été entrepris.

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Editorial du numéro 515 de « Royaliste » – 15 mai 1989

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