Dans un livre (1) qui fera référence lors de la campagne pour les élections européennes du 25 mai, Coralie Delaume déconstruit l’idéologie européiste et démonte les rouages juridiques qui devaient nous assurer un avenir bureaucratiquement radieux. Cette Europe ravagée par l’austérité est celle d’Etats désunis : certains ont repris leur chemin national, d’autres sont paralysés…

Qu’est-ce qu’une chimère ? Homère évoque un monstre cracheur de feu, « lion par-devant, serpent par-derrière, chèvre au milieu » qui était le présage d’épouvantables catastrophes. Coralie Delaume voit dans l’Union européenne une moderne chimère, « moitié messianique et moitié techniciste » qui porte en elle la destruction de l’Europe. La malédiction se vérifie en ce moment, après des décennies d’une étrange illusion car « on a longuement hésité entre le rêve illuminé d’une communion de tous dans la félicité supranationale et la froide trivialité qui consiste à vouloir faire jaillir cette dernière d’une poignée de ratios et de données comptables ». Aujourd’hui, la chimère est « plombée » (2) et il faut que nous sachions précisément pourquoi, afin de dissiper les dernières nuées fédéralistes et pour mieux comprendre les rapports de force entre les Etats nationaux.

La référence à la chimère mythique est d’autant plus pertinente que la construction européenne relève de la mythologie. On invoque depuis les années cinquante du siècle dernier une Europe européenne alors que la référence aux Pères fondateurs masque la volonté américaine d’organiser l’Ouest du continent face à l’Union soviétique. La suite de l’histoire peut s’analyser comme une série d’actes manqués car la chimère mi-messianique mi-techniciste se prend les pattes dans le conflit des intérêts nationaux et impériaux :

Jean Monnet veut dépasser les nations par des comités technocratiques supranationaux sur le modèle de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier mais le Marché commun établit une coopération intergouvernementale qui fonctionne vaille que vaille. Tout au long de la Guerre froide, l’idéologie fédéraliste est dominante dans la démocratie chrétienne et chez les socialistes mais la politique du général de Gaulle bloque les tentatives supranationales et empêche les Etats-Unis de soumettre l’ensemble de l’Ouest européen. L’Europe née de Maastricht est elle aussi un acte manqué : la France veut sortir de la zone mark et inscrire l’Allemagne dans sa vision de l’équilibre européen mais c’est l’Allemagne qui devient la puissance dominante. Aujourd’hui, Berlin court comme d’habitude à l’échec : l’Union européenne est divisée entre ceux qui sont dans la zone euro et ceux qui n’y sont pas, et cette zone est elle-même divisée entre un Nord et un Sud où l’on voit ressurgir la haine de l’Allemagne. Le dernier acte n’est pas encore joué : c’est celui de la récupération de l’Union moribonde par les Etats-Unis qui sont maîtres du terrain militaire depuis que la France a réintégré l’Otan et qui veulent imposer leur Partenariat libre échangiste.

Que reste-t-il ? Un système étrange, une gigantesque usine à gaz que Coralie Delaume explore avec  courage. Prenons les institutions européennes. Elles nous sont présentées comme l’esquisse des Etats-Unis d’Europe avec ses trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C’est une autre forme de la chimère, un monstre juridique que Coralie Delaume déconstruit allègrement : le Parlement européen n’est pas un pouvoir législatif selon la tradition européenne puisqu’il n’a pas l’initiative des lois ; c’est la Commission européenne, organe de l’exécutif composé de fonctionnaires, qui a l’initiative des directives et des règlements que le Parlement européen est chargé de voter : « Un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission » stipule l’article 17 du traité.  Ces structures sont d’autant plus antidémocratiques que la Banque centrale européenne échappe à tout contrôle, de même que la Cour européenne de justice dont on se préoccupe trop peu. Coralie Delaume démontre que la Cour de Luxembourg crée du droit dans une perspective fédéraliste et qu’elle a décidé sans aucun débat que le droit communautaire primait sur les droits nationaux, avec effet direct sur les ressortissants de l’Union. S’étant emparée d’un pouvoir législatif, elle constitutionnalise et interprète le droit à sa manière, découvrant ce qu’il lui plaît de trouver dans ce qui est supposé être l’esprit des traités.

A Bruxelles, à Francfort, à Luxembourg, on baigne dans le paradoxe – en termes moins choisis, c’est du grand n’importe quoi. Il y a du pouvoir sans souveraineté, de la législation sans volonté populaire, du droit produit par des organes qui ne sont pas reconnus dans un ordre constitutionnel. L’Union n’est pas un Etat ni l’ébauche d’un Etat gouvernant selon une Constitution : l’Union européenne n’est qu’une organisation internationale qui produit, entre autres artifices, le spectacle d’une gouvernance qui fait semblant de croire qu’elle s’occupe, sur cette petite portion de l’Europe continentale, d’un intérêt général et d’un peuple qui seraient européens. C’est bien ce que dit la Cour de Karlsruhe dans son arrêt « Lisbonne » de juin 2009 : l’UE est « une union juridique fondée sur le droit international », on ne peut assimiler la Commission à un gouvernement, ni le Conseil des ministres à un sénat et le Parlement européen « n’est pas un organe de représentation du peuple souverain, ni un corps de représentation des citoyens de l’Union ». On n’écoute jamais assez les Allemands, quand ils ont raison. Et l’on n’écoute pas du tout les peuples – français et hollandais – lorsqu’ils rejettent par les référendums de 2005 un ersatz de Constitution européenne vite reconstituée en traité de Lisbonne. Des millions de Français se souviendront de cette trahison aux élections du 25 mai.

Et de nombreux Français constatent avec Coralie Delaume que le Grand marché européen est un grand mensonge. A chaque étape de la construction européenne, on a promis aux peuples concernés la prospérité par la formation d’un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs. C’est ce discours qui a accompagné la création de la Communauté économique européenne en 1957, l’adoption de l’Acte unique européen en 1957, la création de l’Union européenne en 1993 et le passage à l’euro le 1er janvier 2002 – tandis que toutes les protections de l’économie nationale et tous les moyens d’action de l’Etat étaient progressivement réduits selon les préceptes du libre-échange. A partir de 1975, les crises et la régression sociale firent l’objet d’avertissements et de sanctions électorales dont l’élite du pouvoir et des affaires ne voulait pas tenir compte : aux patriotes inquiets et aux chômeurs de toutes catégories, on expliqua en haut lieu qu’il fallait encore plus d’Europe et on se persuada que l’hostilité aux réformes ultralibérales et aux traités européens devaient se combattre par un effort de « pédagogie » à l’égard des imbéciles – nous autres – qui n’avaient rien compris.

Cette propagande ne fonctionne plus du tout. Du prétendu « traité constitutionnel » de 2005 au Traité de Lisbonne de 2007, le viol de la souveraineté populaire a été cyniquement prémédité et perpétré. A partir de la crise des subprimes et avec les crises de l’euro, il est devenu évident que le carcan monétaire de Francfort et le dispositif austéritaire de Bruxelles – six pack, two pack, « trimestre européen », pacte de stabilité – crée un système opaque de contrôle des Etats et de destruction des économies et des sociétés européennes – la Grèce, l’Espagne et le Portugal étant dans le peloton de tête des pays sacrifiés. Malgré la période de rémission que nous sommes en train de vivre – elle repose sur la parole de Mario Draghi, un magicien de l’espèce d’Alan Greenspan – la promesse de la monnaie unique n’a pas été tenue : au lieu d’être protégés par la « forteresse euro », nous sommes requis pour « sauver l’euro » au prix du chômage de masse et de toutes sortes de misères. Coralie Delaume démonte avec minutie cette mécanique infernale.

Les euro-béats, qui forment un couple parfait avec les euro-profiteurs, ne désarment pas. Quand ils sont à court d’arguments techniques, ils sortent leur supplément d’âme géopolitique. L’Europe, disent-ils, doit être défendue coûte parce que l’Europe-c’est-la-paix. Il s’agit bien entendu d’une mystification. La Communauté économique européenne – moins la France – était inscrite dans le dispositif américain de la Guerre froide et si l’Europe n’a pas été ravagée par l’affrontement entre l’Otan et les forces du Pacte de Varsovie, c’est à la dissuasion nucléaire que nous le devons. Quant aux guerres classiques, il faut rappeler que divers pays de l’Union européenne sont responsables de l’éclatement de la Yougoslavie, ont participé à l’agression contre la Serbie et le Monténégro en 1999 au mépris du droit international, ont soutenu l’agression américaine contre l’Irak en 2003 hors de l’ONU, couvert les exactions américaines en Afghanistan, mené une guerre totale en Libye au mépris de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité, préparé sans se soucier de l’ONU une campagne de bombardement de la Syrie, participé au coup de force de février 2014 en Ukraine, qui a relancé une logique d’affrontement entre l’Est et l’Ouest européens.

Dans l’Union européenne en voie de décomposition, des Etats – l’Allemagne, la Pologne – retrouvent leur trajectoire historique et la France reste inerte alors qu’elle devrait jouer un rôle moteur dans l’Europe du Sud paralysée par la crise. Coralie Delaume préconise la sortie de l’euro et la réaffirmation de notre souveraineté dans la perspective d’une confédération des Etats du continent européen. Il est significatif et réellement prometteur que des personnalités aussi différentes que Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Dupont-Aignan, Georges Nivat (3), Jacques Sapir (et nous autres) proposent le « plan B » dont on nous répète depuis 2005 qu’il n’existe pas. Mensonge, encore une fois : la reconstruction et le développement de l’Europe tout entière forment déjà un projet politique conséquent.

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(1)    Coralie Delaume, Europe, les Etats désunis, Michalon, 2014. Voir aussi son blog L’arène nue : http://l-arene-nue.blogspot.fr/

(2)    Bellérophon vainquit la chimère en lançant dans la gueule du monstre une lance lestée de plomb, qui fondit au contact des flammes et qui lui brûla les entrailles.

(3)    Cf. Georges Nivat : « Ukraine : vers une troisième Europe ? », Le Monde du 22 mars 2014.

Article publié dans le numéro 1054 de « Royaliste » – 2014

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Didier Bous

    Ah, ces Français! Autrement dit, vous proposez de passer d’une chimère à une autre. Les pays d’Europe devraient évoluer de façon différente ou à des moments différents, comme toujours.
    Imaginons, les Boches votent pour Adolf Hitler II, on fait quoi? Où, plus probablement, l’Allemagne se transforme en grand pays esclavagiste, important de plus en plus de main d’œuvre payée le moins possible avec pour idéal, la conquête des marchés extérieurs. Qu’avons-nous à faire avec cela? France Culture a interviewé Coralie Delaume, celle-ci a parlé de l’esclavagisme actuel des Allemands. Son contradicteur, Brice Couturier, je crois, n’a proposé rien d’autre que de faire la même chose avec les Maghrébins.
    Votre obsession idéaliste, à vous les Français, s’apparente à une maladie mentale. Quelle période de l’histoire de l’humanité fut un tant soit peu idéaliste concrètement? En France, c’est le rêve à tout prix, l’obsession de la fraternité des peuples, pour notre plus grand malheur, à nous les précaires.