La Nouvelle Action Royaliste a été fondée en 1971. En plus de dix ans nos prises de position furent nombreuses et en déconcertèrent plus d’un. Pourtant on peut saisir l’essentiel du mouvement de cette décennie d’action royaliste.

Lorsque, pour le second tour des élections présidentielles, la Nouvelle Action Royaliste décida de soutenir la candidature de François Mitterrand, certains furent surpris, voire choqués, parce qu’ils estimaient que les royalistes devaient demeurer en dehors de la mêlée : la NAR n’avait-elle pas toujours affirmé que son combat se situait « au-delà de la droite et de la gauche » ? Du moins imaginait-on que cette prise de position, regardée comme « opportuniste » ou purement « passionnelle », demeurerait sans lendemain. Pourtant, depuis un an, l’orientation prise le 10 Mai 1981 ne s’est pas démentie et la NAR, loin de rejoindre l’opposition de droite, a manifesté à plusieurs reprises son approbation – certes très nuancée -de la politique présidentielle.

Aurions-nous, par un « alignement à gauche », renié nos principes ? Il s’agit au contraire de leur être pleinement fidèle. Il est vrai que la raison d’être de la NAR est de témoigner et de lutter pour un pouvoir indépendant des partis politiques. Il est vrai que son identité, qui n’a jamais été « de droite », se perdrait si elle confondait sa pensée et son action avec celle de la gauche. L’affirmation royaliste, jamais masquée, toujours hautement proclamée, dit bien qu’il ne saurait être question de s’aligner et de se perdre dans l’un ou l’autre camp. Mais cette situation, qui place le royalisme en dehors et au-delà de la politique partisane, n’a jamais impliqué une attitude de neutralité systématique, qui cantonnerait le royalisme dans le ciel des idées pures. Pendant ses onze années d’existence, la Nouvelle Action Royaliste n’a cessé de marquer ses préférences et ses refus, en s’engageant clairement et librement dans les luttes intellectuelles et politiques de son temps.

Replacé dans sa perspective historique, le choix des royalistes le 10 mai 1981 n’a donc rien d’étonnant, et nous refusons l’étiquette de « royalistes de gauche » qu’on veut nous appliquer aujourd’hui, de même que nous refusions autrefois qu’on nous qualifie de « mao-maurrassiens », de « droitistes », de «  gaullistes», etc. Notre itinéraire est bien distinct, bien qu’il n’exclue pas les rencontres et tienne compte de ceux qui lui sont parallèles. Sans prétendre faire une histoire de la Nouvelle Action Royaliste, sans idéaliser notre passé, tentons de saisir le mouvement essentiel de cette décennie d’action royaliste.

FONDATIONS

Qu’avons-nous voulu faire lorsque, en 1971, nous avons créé ce journal et fondé ce mouvement qui, à l’époque, s’appelaient tous deux la « Nouvelle Action Française » (NAF) ? Il s’agissait de rompre avec le conservatisme politique et avec les routines intellectuelles, retrouver l’esprit conquérant et révolutionnaire du royalisme des premières années du siècle, faire retour aux fondements de la pensée maurrassienne, réduite par les héritiers de l’Action française à un médiocre catéchisme. Celui qui relirait aujourd’hui les numéros des premières années de notre journal serait très surpris des traces très importantes de dogmatisme, et des références à une tradition de combat quelque peu idéalisée.

Qu’on n’imagine pas, cependant, une obscure querelle autour d’un héritage idéologique. Notre retour aux origines, qui ressemblait fort au « retour à Marx » que les gauchistes avaient entrepris quelques années auparavant, se situait dans un intention plus générale : il s’agissait, par-delà les querelles entre royalistes, de réfléchir au projet que nous pouvions proposer, de définir une stratégie qui ne se réduise pas à la répétition des gestes du passé. Il est vrai que Mai 1968 nous avait beaucoup marqué. Nous retrouvions, chez les jeunes gauchistes, des analyses et des critiques de la société industrielle qui étaient nôtres depuis longtemps. Nous voulions engager le débat avec eux, non par démagogie, non par adhésion à une mode, mais parce que les éléments actifs, les forces créatrices étaient effectivement de leur côté. Beaucoup disait alors que nous étions gauchistes, et la presse nous qualifiait de « mao-maurrassiens » : la manie de fabriquer des paradoxes amusants, de ranger à tout prix un mouvement politique dans une catégorie, ne date d’hier…

Evidemment, nous n’étions pas gauchistes. Rebelles au marxisme, étrangers à l’admiration pour Mao, nous discernions les lacunes, les contradictions et la logique dangereuse de la contestation des années soixante-dix. Mais le gauchisme, outre son effort de critique et d’imagination, nous paraissait significatif de la crise de la société industrielle. Aussi refusions-nous de hurler avec les loups conservateurs, d’approuver la répression brutale de Marcellin, de condamner le désir de révolution de toute une jeunesse. Nous rêvions de l’entraîner sur d’autres chemins, de donner un contenu politique à sa contestation de la société moderne, tout comme les royalistes du début du siècle avaient cherché, à travers le Cercle Proudhon, de nouer des liens avec les ouvriers syndicalistes-révolutionnaires.

LA PASSION DU PRÉSENT

Tel fut notre prétendu gauchisme : rien d’autre qu’une volonté de dialogue avec ceux qui osaient imaginer autre chose. En revanche, notre volonté de rompre, non seulement avec l’extrême droite réactionnaire mais aussi avec la droite conservatrice – alors pompidolienne – n’était pas contestable. C’était entreprendre une révolution dans le royalisme qui, depuis 1918, avait lié son destin à celui des ligues réactionnaires, puis du pétainisme, avant de se confondre avec l’extrême-droite colonialiste et viscéralement antigaulliste, au prix d’une rupture totale avec la pensée et l’action du comte de Paris. Cette rupture ne se fit pas sans drames. Mais ni les procès d’intention ni le départ de ceux qui nous accusaient d’être des « agents gaullistes » ou des démagogues ne nous incitèrent à changer notre ligne.

Au contraire, par nos articles et par les actions de nos militants, nous avons mené le combat contre l’urbanisme technocratique (en lançant le «Comité Sauver Paris ») et apporté notre soutien aux grands mouvements ouvriers (grève du Joint Français, occupation de Lip) participé aux luttes étudiantes et lycéennes (notamment par une campagne contre la conscription), dénoncé sans relâche la réduction de la politique gaullienne à une simple gestion de la société « de consommation » – non sans annoncer, dès 1973, sa crise prochaine.

Nous n’étions pas de droite. Mais nous ne suivions pas les gauchistes dans leurs concepts marxistes et dans leur révolution du désir, finalement nihiliste. Nous étions simplement des royalistes, soucieux de retrouver la pratique révolutionnaire de la première Action française et de renouer avec l’intention originelle de la pensée maurrassienne comme Gérard Leclerc l’expliquait dans « Un autre Maurras ». Nous voulions aussi sortir l’idée monarchique de son ghetto, la confronter aux autres traditions de pensée, faire en sorte qu’elle retrouve sa place dans le débat intellectuel. D’où, fin 1971, le lancement d’un « Nouvelle enquête sur la monarchie » qui dura un an. A la différence de la première, elle s’adressait aux représentants de tous les courants politiques : ainsi avons-nous publié et discuté les réponses d’hommes de droite comme Jacques Laurent et Jean-François Chiappe, de militants de gauche comme Georges Montaron, Edgar Pisani et l’avocat gauchiste Henri Leclerc, interrogé les philosophes Pierre Boutang et Gabriel Marcel, Jean-Marie Domenach, alors directeur d’Esprit, le gaulliste Philippe de Saint Robert sans oublier Gabriel Matzneff qui ouvrit cette enquête. C’est à la même époque que nous avons rencontré Maurice Clavel, et engagé avec lui un long et amical dialogue qui s’est poursuivi jusqu’à sa mort, dans les colonnes de « Royaliste », à nos Journées, ou encore dans sa maison de Vézelay. Nous dirons un jour ce que Clavel a été pour nous, et ce qu’il a fait pour ces jeunes royalistes qu’il devinait, dès la première rencontre, plus proche de Bernanos que de la doctrine d’Action française.

Ces débats, et les amitiés nouvelles qui en naissaient, surprirent ceux qui se refusaient à comprendre que nous étions fondamentalement antitotalitaires, et que nous entendions défendre l’homme même, contre une logique nihiliste qui n’épargnait aucun camp comme j’ai tenté de le montrer dans « Le Désordre établi ». C’est pourquoi les « gauchistes » que nous étions censés être devenus menèrent une vive campagne contre le projet de loi sur l’avortement qui nous paraissait être un des signes du nihilisme que la société industrielle sécrétait. Mais, dans le même temps, et sans aucune intention d’établir d’utiles symétries, nous engagions une violente campagne contre la revue « Nouvelle Ecole » – laboratoire de l’actuelle Nouvelle droite. Il n’est pas inutile de souligner que ce sont des royalistes qui ont, les premiers, analysé et dénoncé la renaissance d’une idéologie « biologique », aussi totalitaire dans sa logique que le marxisme dénoncé par les « dissidents » (à ce propos, il convient de rappeler que notre journal a été le premier de toute la presse française à publier une analyse de « L’Archipel du Goulag », avant même que le livre ne soit traduit dans notre langue).

Notre campagne contre l’avortement déplaisait aux gauchistes. Notre dénonciation de « Nouvelle Ecole » nous fâcha avec les professionnels de l’anticommunisme qui voyaient dans la nouvelle droite une pensée capable de rivaliser avec le marxisme. Notre défense du projet gaullien, contre sa réduction pompidolienne, nous sépara de ceux qui vivaient dans la haine du général de Gaulle. Notre dénonciation du capitalisme, de la stratégie des multinationales, de l’impérialisme américain, nous fit accuser de complicité avec la gauche. Il était facile, et certains ne s’en privèrent pas, de nous soupçonner de démagogie ou d’un goût trop marqué pour le paradoxe. Mais la campagne présidentielle de 1974 nous permit de clarifier encore les choses.

CONTRE LE « LIBERALISME AVANCÉ »

Les royalistes n’avaient pas participé à des élections nationales depuis… 1925. La présentation d’un candidat fut donc un événement, tant pour notre mouvement qui se trouvait pour la première fois sous les feux de l’actualité, que pour l’ensemble des Français. La campagne télévisée, d’un royalisme très discret pour ne pas gêner le comte de Paris, nous permit de développer nos idées sur l’Etat, sur la crise de la société moderne et sur l’indépendance nationale. Chacun reconnut alors que, tant par ses critiques que par son projet, la campagne de la NAF était fondamentalement différente de celle des autres candidats. Du moins pensait-on qu’au second tour elle pencherait en faveur de Giscard, ne serait-ce que pour « barrer la route au collectivisme ». La surprise fut grande lorsque notre décision d’abstention fut annoncée. Il n’était pas question de voter contre Mitterrand car nous refusions de céder à un anticommunisme qui prétendait exclure de la communauté nationale une partie importante de ses citoyens. Nous ne pouvions pas voter pour Giscard d’Estaing : trop lié aux milieux financiers, il ne pouvait être un arbitre entre les Français, et son libéralisme économique nous paraissait éminemment dangereux, au moment où la crise mondiale se développait.

Peut-être aurions-nous pu aller plus loin, et voter dès 1974 en faveur de François Mitterrand. Parfois l’envie nous en prenait, quand nous recevions les appels, éplorés ou menaçants, de celles et ceux qui craignaient pour leur hôtel particulier ou leur argenterie. Mais le candidat de la gauche nous paraissait encore trop dépendant de son parti, et l’hypothèque représentée par un Parti communiste encore puissant n’était pas levée. L’abstention s’imposait donc.

Notre choix n’était pas tactique. Pendant sept ans, notre antigiscardisme ne se démentit pas un instant : critique de la caricature de monarchie, critique des méfaits du libéralisme, mise en évidence des liens entre Giscard et les groupes financiers, notre opposition fut radicale. Cette rigueur, jointe à la défense de l’héritage gaullien dans le domaine de la politique étrangère, favorisa le rapprochement avec les gaullistes de l’Appel et de l’Union des Jeunes pour le Progrès. Avec eux, nous avons mené campagne contre le projet d’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel, dans la ligne de notre constante opposition à l’imposture européiste. Le triste spectacle que nous contemplons aujourd’hui montre que nous n’avions pas tort… Etions-nous gaullistes ? C’était plutôt le gaullisme qui se situait dans la tradition capétienne dont le projet avait toujours été de défendre l’indépendance de l’Etat contre les féodalités, et celle de la nation contre les empires, comme nous l’expliquait Philippe de Saint Robert.

LE COMTE DE PARIS

Car le « Projet royaliste » – titre du premier livre publié par nos soins – demeurait notre souci essentiel. Or nous ne voulions pas qu’il demeure sur le plan de la théorie. Lors de la fondation de la NAF, le comte de Paris était pour nous une entité mystérieuse, une sorte de point oméga de notre construction intellectuelle. Nous savions qu’il avait condamné l’Action française en 1937, et qu’il avait mené une action personnelle, proche de celle du général de Gaulle. Mais c’était bien peu. Aussi avons-nous entrepris une lecture systématique de son bulletin, lu ses livres, interrogé les témoins de son action et ses proches. Un livre, écrit par Philippe Vimeux, sortit de cette recherche. Mieux encore : la connaissance nouvelle que nous avions du Prince, changea notre façon d’envisager notre action et modifia notre pensée. D’abord, nous envisagions plus clairement la question de la légitimité, et le consentement populaire sans laquelle elle ne saurait exister : c’en était fini de l’antidémocratisme qui faisait jusqu’alors partie du catéchisme royaliste. Ensuite, nous comprenions que le comte de Paris et le général de Gaulle avaient en commun la volonté de réconcilier la tradition monarchique et la tradition républicaine. Enfin, l’action du comte de Paris indiquait les conditions concrètes d’une instauration de la monarchie et ses étapes obligées, qui se dérouleraient dans le cadre des institutions de la Vème République.

Dès lors, le royalisme sortait de l’idéologie, rompait définitivement avec la logique de guerre civile, rejetait la mythologie du « coup de force » pour se consacrer à la préparation du recours au Prince. C’est entre la publication du livre de Philippe Vimeux et la publication des « mémoires » du comte de Paris que la NAF a trouvé sa pleine identité, à la suite d’une recherche qui ne doit rien aux modes intellectuelles, mais beaucoup à des hommes aussi différents que Maurice Clavel, Pierre Boutang et Philippe de Saint Robert. Le changement de nom de notre journal (la « NAF » devint « Royaliste » et notre mouvement (la Nouvelle Action Française se changea en Nouvelle Action Royaliste) concrétisa cette évolution intellectuelle et politique.

Notre identité ainsi affirmée dans une étroite communauté de vues avec le comte de Paris – mais sans que celui-ci devienne le « chef des royalistes » – le combat royaliste est devenu encore plus net. Tout en nous maintenant en dehors des appareils partisans, nous avons salué, en 1977, notre première élue dans un conseil municipal d’union de la gauche. Puis ce fut, à l’occasion des législatives de 1978, la vive campagne menée par nos candidats contre le libéralisme giscardien qui devait amener notre candidate nancéenne à se désister en faveur de la gauche pour que Servan-Schreiber fût battu.

Déjà se dessinait notre choix pour les présidentielles de 1981, où, malgré une pré-campagne acharnée, nous ne pûmes présenter un candidat royaliste. Malgré notre déception, nous ne pouvions rester sur la réserve après tant d’années de lutte contre le giscardisme. Une fois encore il fallait choisir. La droite giscardienne avait fait faillite et il ne pouvait être question de lui accorder le moindre suffrage. En revanche, et sans nous rallier à une tradition socialiste que nous contestons sur bien des points, nous constations que François Mitterrand formulait des propositions proches des nôtres en matière de justice sociale, de décentralisation et de nationalisations. Dès lors le choix était clair, sauf pour ceux qui ne veulent pas comprendre que l’idée royaliste n’est pas une théorie de salon, que les militants de la NAR sont royalistes non par esthétisme mais par passion de la justice et de la liberté. Comment, dès lors, ne prendraient-ils pas au mot ceux qui tentent de réaliser un peu plus de justice, un peu plus de liberté, et d’esquisser ainsi un changement dans la société ?

Pas plus qu’elle ne s’était ralliée au gauchisme ou au gaullisme, la Nouvelle Action Royaliste ne devient aujourd’hui « socialiste ».

Royaliste tout simplement, mais pleinement royaliste, elle poursuit sa route, avec des compagnons qui ne pensent pas toujours comme elle, dans le débat constant avec toutes les familles politiques et intellectuelles de la nation, avec pour ambition d’imaginer autre chose que ce qui existe, pour l’Etat, pour la société française et dans le domaine international. Elle souhaite l’unité, la justice et la liberté, ce qui exclut tout esprit de guerre civile, toute compromission avec les totalitarismes de droite et de gauche. C’est ainsi qu’elle entend demeurer fidèle à son engagement originel, et servir le Prince qui incarne son espérance.

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Article publié dans le numéro 364 de « Royaliste » – juillet 1982

 

 

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