« Nous ne pouvons pas accepter qu’il y ait, an Union soviétique ou en Tchécoslovaquie, des citoyens poursuivis, emprisonnés, internés, pour avoir exprimé leurs opinions. Nous n’accepterons jamais que, dans quelque pays que ce soit, on recourra, au nom du socialisme, à des méthodes qui violent les droits de la personne humaine ». De qui cette déclaration ? D’un représentant du Parti socialiste ? D’un militant gauchiste ? Non. Cette citation est extraite du discours de M. Pierre Juquin, membre du Comité central du Parti communiste, qui participait à une réunion organisée par le « comité des mathématiciens » pour la libération des détenus politiques d’Amérique latine et d’Union soviétique. Action de franc-tireur, à la limite de ce que permet l’orthodoxie actuelle du P.C.F. ? Non. Ce discours est un événement, auquel le Parti communiste va donner un retentissement considérable, le texte de M. Juquin devant être tiré à six millions d’exemplaires. L’agence soviétique Tass ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui a diffusé une déclaration très dure condamnant la « sale entreprise », la « tentative provocatrice », le « coup » porté à la « la détente internationale » — dont le Parti français venait de se rendre complice.

DOUBLE JEU ?

Dira-t-on, une nouvelle fois, qu’il s’agit d’un double jeu ? Peut-on prétendre que le Parti communiste est encore un « agent de Moscou » ? Les lignes de l’évolution du P.C.F. sont trop nettes et trop convergentes pour qu’on puisse continuer de ressasser les vieux slogans. Car les paroles de M. Juquin ne constituent pas un fait isolé : voilà huit ans, depuis l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, que le Parti communiste exprime des réserves de plus en plus nettes à l’égard du chef de file du « camp socialiste ».

Ce fut d’abord, en août 1968, une simple « désapprobation » qui provoqua la démission du Bureau politique de Jeannette Veermersch, la compagne de Maurice Thorez. Puis l’intervention des communistes français lors du procès des juifs de Léningrad, en 1971. Puis une longue série de critiques envers la diplomatie soviétique, les conditions de détention en U.R.S.S. et la conception moscovite de l’internationalisme prolétarien. Comme l’évolution du P.C.F. a été précédée par des prises de position analogues des partis d’Espagne et d’Italie, il faut bien conclure à la mort de la vieille internationale communiste, dont l’esprit et les méthodes avaient longtemps survécu à sa disparition officielle. Simple mouvement d’autonomisme ? L’évolution des thèses idéologiques du P.C.F. — depuis la reconnaissance du pluralisme politique jusqu’à l’abandon de la dictature du prolétariat — montre qu’il s’agit bien d’un mouvement en profondeur, qui est en train de modifier la posture du Parti communiste.

L’U.R.S.S. EN QUESTION

Critique explicite de l’U.R.S.S., abandon de la dictature du prolétariat : au-delà des discours et du jeu des concepts, c’est le modèle soviétique qui est en question, et le marxisme qui se trouve radicalement contesté. Comment le Parti communiste ne ressentirait-il pas ces échecs et ces rejets, faisant la part du feu pour sauver son identité propre ? Personne ne sait ce que pense, au fond, M. Georges Marchais. Mais les témoignages convergent — celui de Pierre Daix en particulier — qui montrent que la direction du Parti communiste ne se fait plus d’illusion sur la réalité soviétique — même si certains ont longtemps gardé un attachement sentimental au pays de Lénine. Mais cette vieille fidélité se dégrade, tant le caractère impérialiste et totalitaire de l’Union soviétique devient évident : vingt ans après la répression du soulèvement hongrois, huit ans après Prague, il n’est plus possible de soutenir que l’Union soviétique est la terre de la liberté, le centre d’une internationale de la fraternité. De même, les difficultés agricoles, les retards technologiques et les pesanteurs de la planification centralisée interdisent de présenter l’Union soviétique comme un modèle « progressiste ». Mais surtout, trop de témoins, depuis trente ans, sont venus nous dire la vérité. De Kravchenko à Evguenia Guinzbourg. De Valéry Tarsis à Léonid Pliouchtch. Mais surtout Soljenitsyne : au-delà de la dénonciation d’un système policier et concentrationnaire, il a entraîné toute une génération d’intellectuels et de militants à une remise en cause du marxisme dans son ensemble. Car c’est bien le marxisme qui se trouve contesté. Non, comme d’habitude, par des anticommunistes de profession qui, faute d’intelligence et de talent, n’ont jamais su aller au fond des choses. Mais par les héritiers mêmes de Marx et de Lénine, ou par des scientifiques irrécusables qui découvrent aujourd’hui, dans Marx, l’origine du Goulag, la racine du totalitarisme… ou une pensée toute différente de celle qu’enseignait le marxisme officiel. Maurice Clavel avait entrepris cette critique radicale avec son « Qui est aliéné », André Glucksmann (« La Cuisinière et le mangeur d’hommes »), Françoise Lévy (« Marx, bourgeois allemand ») ou encore Michel Henry (« Marx ») ont, à leur tour, détruit le vieux dogme, jusque dans ses plus modernes « lectures ».

MUTATION

Sur les décombres du modèle soviétique, sur les ruines de la « science prolétarienne », demeure le Parti communiste. Il lui faut changer — et rapidement — s’il veut survivre, et vivre avec son temps. Peu importe que son option soit tactique ou stratégique, parfaitement honnête ou pleine d’arrière-pensées : depuis le XXIIème Congrès, le Parti communiste a atteint le point de non-retour et chacune de ses prises de position l’éloigne un peu plus de ses origines léninistes et staliniennes. Il ne s’agit pas seulement d’une évolution intellectuelle. Cette mutation est politique : la mort de Jacques Duclos a marqué la fin de la vieille garde kominternienne, progressivement remplacée par des « managers » qui entendent gérer le Parti comme une entreprise, ou comme une machine à ramasser les bulletins de vote. La personnalité de Georges Marchais, technocrate forgé par le parti après la guerre, traduit bien cette transformation de la direction communiste. Mais surtout, la mutation du P.C. est sociologique et rend très difficile toute opération prosoviétique à l’intérieur du parti : les nouveaux adhérents, recrutés sur des mots d’ordre réformistes et patriotiques, ne suivraient pas une ligne sectaire et moscoutaire. Il y a quelques mois, après le XXII’ Congrès, j’ai dit que la métamorphose du Parti communiste était certaine, et souhaitable. Le P.C. exprime, en effet, les sentiments et défend les intérêts d’une large partie du peuple de France. Commençant de couper les ponts avec l’U.R.S.S., rattaché au dogme marxiste par des liens de plus en plus lâches, il apparaît de plus en plus comme un grand parti national (par ses récentes prises de positions sur l’Europe, la défense) et populaire (par les suffrages qu’il obtient), il ne lui resterait plus qu’à retrouver, autrement qu’en paroles, la vieille tradition socialiste française pour être pleinement intégré à la nation. Il faudrait aussi qu’il cesse d’être une « contresociété » bureaucratique et totalitaire. Mais en a-t-il la volonté profonde et les vieilles habitudes ne seront-elles pas les plus fortes ?

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Editorial du numéro 235 de la NAF, bimensuel royaliste – 11 novembre 1976

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