Le monstre, ce n’est pas toujours l’autre. Dans certaines conditions, il peut surgir en nous-mêmes. Faut-il désespérer de l’Homme ? Assurément non ! Mais il n’est pas facile d’allier chaque jour ses convictions essentielles et son courage personnel.

L’homme des Droits de l’homme est un personnage remarquablement heureux. Il est dans le camp du Bien, il peut même s’en aller au loin soigner les victimes et il excelle, à Paris, dans la dénonciation des monstres qui sont, par définition, retranchés de la commune humanité : nazis, policiers tortionnaires, miliciens génocidaires…

Pourtant, l’homme des Droits de l’homme n’est pas parfaitement heureux. Lui qui se croit tout à fait altruiste fait sans cesse l’objet des sarcasmes de l’homme lucide qui dénonce ses poses, ses calculs, son enrichissement matériel (droits d’auteurs) et symbolique. Voici la belle éthique du lecteur d’Emmanuel Lévinas révoquée par les cinglantes maximes du vieux La Rochefoucauld !

Ce serait à désespérer de tous et de tout si le sempiternel combat des égoïstes et des altruistes ne se déroulait pas dans la grisaille des idées toutes faites et des œuvres mal lues.

Soucieux de philosophie politique autant que de philosophie morale, auteur avec Edouard Husson d’une critique décisive des « Bienveillantes » (1), Michel Terestchenko nous invite à des lectures ou relectures nécessaires et jette un désordre salutaire dans le camp du Bien.

Il faut relire La Rochefoucauld : pour lui, l’homme n’est pas rationnellement égoïste, l’amour-propre est un sentiment erratique qui porte au profit comme à la ruine, à l’extrême vitalité comme à la destruction de soi. Retenons que l’homme est un être excessivement fragile.

Il faut lire les théoriciens utilitaristes. Ah ! Bertrand de Mandeville, sa « Fable des abeilles », ses vices privés qui font des vertus publiques ! Ah ! Jeremy Bentham, avec son bonhomme rationnel qui calcule au mieux ses intérêts et qui arrange si bien les idéologues ultralibéraux !

Michel Terestchenko montre que ces philosophies morales sont réfutables et ont été réfutées. A Mandeville, Francis Hutcheson oppose une forte doctrine du sens moral, qui existe en l’homme comme faculté essentielle. Et c’est un utilitariste, Henry Sidgwick, qui a souligné à la fin du 19ème siècle les contradictions majeures de l’utilitarisme : dans mon calcul égoïste, il faut que j’intègre le bonheur de tous les autres hommes qui sont utiles à mon propre bonheur.

Ces débats philosophiques ne servent pas à conforter ou à troubler les beaux esprits : ils permettent de comprendre des comportements dont nous avons maints exemples quotidiens et de se prémunir, autant que possible, contre les processus pernicieux qui peuvent nous faire basculer dans l’indifférence criminelle, dans l’extrême cruauté ou, moins tragiquement, dans la bonne vieille trahison politique.

Sans perdre de vue les moralistes du Grand siècle et les théoriciens anglo-saxons, Michel Terestchenko nous entraîne en des lieux où l’on perd immédiatement sa bonne conscience : à Treblinka, avec Franz Stangl, bon père de famille et commandant de ce camp de la mort ; en Ukraine, avec les braves Allemands qui formaient du 101ème bataillon de réserve chargé d’exécutions massives de Juifs ; en Irak, avec les bons garçons américains qui torturèrent les prisonniers d’Abou Ghraib ; mais aussi dans les laboratoires de psychologie où furent menés d’inquiétantes expériences de soumission à l’autorité – faux interrogatoires assortis de fausses décharges électriques (Milgram), fausse prison de Stanford où l’on joua au prisonnier et au bourreau.

Résultats ? Que l’on soit Allemand au temps du nazisme ou Américain acquis au Parti démocrate, gradé ou homme de troupe, égoïste endurci ou altruiste déclaré, lecteur de Kant ou de Bernard-Henry Lévy, intellocrate ou directeur des ressources humaines, on peut, dans certaines conditions, faire le mal, sans plaisir et même dans l’angoisse, mais le faire malgré tout.

Il y a une banalité du mal qui n’a pas disparu avec les fonctionnaires des camps nazis : l’un des rescapés de cet enfer, Primo Lévi, dit bien que les mécanismes de soumission qui tentaient de le broyer sont les mêmes que ceux qui fonctionnent aujourd’hui dans une grande entreprise.

Nous risquons à chaque instant d’être complices de la volonté d’asservir, par notre inaction et par notre silence. Et nous risquons de devenir bourreaux même si nous cultivons le désintéressement total et l’esprit de sacrifice jusqu’à l’oubli de soi selon les règles d’une belle et bonne éthique.

L’avertissement est rude mais il n’a rien de désespérant car il y une banalité du bien tel qu’il a été accompli par ceux qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre – l’extraordinaire Giorgio Perlasca, le pasteur André Trocmé et les habitants de Chambon-sur-Lignon – par tous ceux qui résistent aux entreprises de violence et de mort. Mais il faut savoir que l’acte bienveillant – protecteur, salvateur – est difficile à accomplir. Il suppose le plein respect des principes moraux (aider son prochain, quel qu’il soit) et une pleine fidélité à soi-même, un engagement de toute la personne sans esprit sacrificiel et la décision, non pas belle mais joyeuse, de résister dès le début, de résister sans le moindre compromis ni la moindre complaisance en ayant le courage d’accepter le mépris d’autrui.

Telles sont les exigences d’une résistance effective et immédiate, que nous ne sommes jamais sûr de mener jusqu’au bout.

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(1) Michel Terestchenko, Edouard Husson, Les Complaisantes : Jonathan Littell et l’écriture du mal, éd. F.-G. de Guibert, 2007.

(2) Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, 2007.

Article publié dans le numéro 916 de « Royaliste » – 2007

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