Tchulpân l’admirable

Juil 2, 2010 | Chemins et distances

Un auteur de langue ouzbèque qui utilise un pseudonyme poétique, un titre qui fait songer aux douceurs étoilées de l’Orient et, sur la couverture du livre, un beau visage de femme méditative… Autant de promesses de dépaysement et de voluptés rêveuses.

La première page de Nuit (1) évoque de manière paradoxale la lumière des printemps d’Asie centrale et le surcroît de grâce qu’ils offrent aux femmes : « L’osmanthe de l’an dernier, qui farderait tant de paupières, faisait jaillir ses pousses. Comme elle aimait, cette herbe, une fois pétrie, liquéfiée par de douces mains, être étendue enfin sur le sourcil des belles ! ».

Nous sommes saisis, transportés – mais pas du tout dans l’Orient rêvé que nous nous préparions à savourer. Le roman de Tchulpân (« Etoile du matin ») est celui de toutes les violences. Violence de la société traditionnelle – celle du Turkestan en l’occurrence -, de la colonisation russe, des hiérarchies et des intérêts, des révoltes populaires, de la grande guerre, au loin, très loin, qui va briser le trône du Padichah blanc – tsar de toutes les Russies.

Ce serait tellement simple si les conflits étaient strictement politiques ou s’il s’agissait d’un épisode de la lutte des classes jouée par des hommes en gouppi (2) ! Tchulpân, qui compose son chef d’œuvre au début des années trente, ignore totalement la dogmatique soviétique stalinienne. Toutes les violences sont perçues avec une acuité extrême et se nouent en d’inextricables intrigues. Violence du père de famille qui ne rate pas une prière mais insulte ses femmes et prostitue légalement ses filles pour arrondir son magot. Obscénité du Mingbochi (3) et soumission abjecte des religieux ; violence des femmes entre elles à l’intérieur de la maison qui les emprisonne à vie ; violence, encore, dans le bordel local qui fonctionne pour le plaisir des riches bourgeois musulmans… Les Russes des deux sexes ne sont pas brillants non plus : le gouverneur est un ivrogne et son épouse très portée sur la bagatelle. La société traditionnelle est oppressante, la puissance russe humilie et exploite le peuple sous une apparente bienveillance. Religieuse, sociale, administrative, l’hypocrisie enrobe la dureté des relations entre les êtres.

Tchulpân n’a pas écrit un roman désespéré. L’évocation de la pure voix de Zebi, fille d’un soufi sans cœur, est un enchantement ; Mir Yacoub, manipulateur prodigieux, n’est pas seulement un intriguant de province et Maria Stepanovna, échappée d’un enfer local, est infiniment touchante. Et puis il y a ce Sarte (4) élégant et disert que Mir Yacoub et Maria rencontrent dans le train de Moscou et qui trace, contre le conservatisme religieux, la colonisation tsariste et l’athéisme bolchevique, la voie d’une modernisation qui serait fidèle à la communauté historique. Natif d’Andijan, Tchulpân adhérait au programme des Modernisateurs, au vaste mouvement du djadidisme (djadid = nouveau) qui se diffusa parmi les musulmans de l’empire russe au début du 20ème siècle.

C’est dans cet esprit qu’il explique comment va se produire au printemps de 1916 la révolte des « saisonniers » – jeunes turkestanais qui refusent l’enrôlement dans l’armée du Tsar – qui se prolongera par l’éphémère autonomie du Turkestan. Dans sa postface, Stéphane A. Dudoignon, traducteur inspiré, nous apprend que Tchulpân devint l’un des plus grands écrivains de l’Asie centrale, reconnu comme tel par ses pairs. Il croit que le communisme va réaliser la promesse d’un monde nouveau, dans lequel le Turkestan sera reconnu comme tel. C’est dans cet espoir qu’il participe, en 1920 à Bakou, au fameux Congrès des peuples de l’Orient.

Illusion ! Alors que Tchulpân vit à Moscou, où il rencontre Maïakovski et Essenine, la toute nouvelle République socialiste soviétique ouzbèque (au sein de laquelle se trouve désormais Andijan) commence à épurer les théoriciens du djadidisme. Tchulpân est particulièrement visé et le « tchulpanisme » résume les déviations nationalistes-bourgeoises qui révulsent la presse du Parti. Les attaques se durcissent, lorsque Nuit est publié en 1936 à Tachkent. Le succès populaire est considérable mais l’histoire tragique contée dans le roman continue son cours – jusqu’à détruire ‘Abd al-Hamid Sulaymân, trop aimé, trop célèbre, trop talentueux pour ne pas inquiéter les nouvelles autorités : Tchulpân est arrêté en avril 1937 et jeté dans un camp. Nous sommes à la veille du déclenchement de la grande terreur stalinienne et Tchulpân fait partie de ceux qui sont rapidement éliminés : condamné à mort le 5 octobre 1938, il est exécuté et son œuvrerestera interdite jusqu’à la fin de l’Union soviétique.

La voici exhumée et portée à la connaissance du public francophone grâce à la belle traduction de Stéphane A. Dudoignon. Comme tout chef d’oeuvre, Nuit est inépuisable. On peut le lire d’abord comme un roman, puis y revenir pour bénéficier d’une description précise de la vallée de Ferghana au début du 20ème siècle ou encore le prendre comme exemple réussi – c’est rare – de littérature engagée. Les familiers de l’Asie centrale connaissent des personnages, des ambiances, des images, des intrigues qui semblent tirés du récit de Tchulpân – et sa sombre violence. A Andijan et alentours, l’histoire ne cesse d’être tragique.

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(1) Tchulpân (‘Add al-Hamid Sulaymân), Nuit, Roman traduit de l’ouzbek par Stéphane A. Dudoignon, Editions Bleu autour, 2009. 23, 50 €.

(2) Manteau masculin.

(3)« chef de mille homme », en fait administrateur d’un canton pour le compte de l’autorité russe à l’époque tsariste.

(4) Terme utilisé par les Russes pour désigner les populations urbaines et rurales, turcophone et non tribalisées, du Turkestan.

 

Article publié dans le numéro 974 de « Royaliste » – juillet 2010

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