Syrie : l’Etat de barbarie

Juil 3, 2012 | Chemins et distances

Pour comprendre la guerre civile qui se déroule sur le territoire syrien, il faut lire les études publiées voici une trentaine d’années par Michel Seurat, éminent chercheur assassiné en 1986 à Beyrouth alors qu’il était détenu par l’Organisation du jihad islamique.

Si l’on veut saisir, autant que possible, la complexité syrienne, il ne suffit pas d’éliminer le schéma manichéen que les médias plaquent sur toutes les situations de guerre civile ; il faut mettre de côté nos concepts politiques – l’Etat, la Nation, le Peuple – car ils ne correspondent pas aux relations observées en Syrie et n’éclairent pas les conflits qui déchirent ce pays. Pour approcher une réalité comme toujours foisonnante, il faut être tout à la fois arabisant, islamologue et familier de la société en question, de ses communautés et de ses imaginaires. Michel Seurat réunit toutes ces qualités et les analyses qu’il avait publiées au début des années quatre-vingt (1) restent indispensables.

La Syrie n’a pas d’existence nationale. Inconnu jusqu’au 19ème siècle, le mot Sūriyyah désigne à partir de 1865 le vilayet de Damas ; c’est après la fin de l’empire ottoman qu’est constitué en 1920, sous mandat français, le Territoire autonome des Alaouites qui devint un Etat en 1922. C’est pendant cette période que les Alaouites – secte chiite haïe par les sunnites – descendent de leurs montagnes et s’implantent grâce aux Français qui jouent les minorités contre la majorité sunnite. Après l’indépendance en 1946 et une série de coups d’Etat, Hafez el-Assad prend le pouvoir que les Alaouites détiennent toujours.

Michel Seurat explique comment la secte incarnée par Hafez puis Bassar el-Assad a réussi à s’imposer à tous les autres groupes. La répression, toujours féroce, n’explique pas tout. Le despotisme familial se fonde sur ce que Ibn Khaldoun nommait ‘asabiyya : une communauté de sang ou de destin utilisant une prédication religieuse et politique (les deux domaines sont confondus) pour exercer un pouvoir total (mulk). En l’occurrence, la minorité alaouite s’est structurée en intégrant ses communautés secondaires dans une hiérarchie qui a instrumentalisé le parti Baas et son idéologie socialiste. Les organisations contrôlées par les hommes du clan (armée, police, services secrets), les organes du parti et les réseaux clientélistes donnent à ce mode despotique une efficacité d’autant plus redoutable que le pouvoir « syrien » est en tant que tel un système violent – une organisation qui survit par la terreur.

La répression du printemps 1980 à Alep et Hama qui s’abattit sur les Frères musulmans et sur d’autres adversaires annonce celle de 2011-2012, sans qu’on puisse réduire le conflit à sa dimension confessionnelle. Comme l’ont montré les Frères, « tout le jeu consiste à conserver sa propre cohérence confessionnelle, sa propre ‘asabiyya, en faisant en sorte que l’autre la perde sous l’emprise d’une idéologie de construction nationale, de « modernisation », laquelle passe par le renoncement de chacun à sa différence, comme condition de l’unité et de l’égalité de tous dans la société civile. A ce jeu-là, la « majorité » est évidemment toujours perdante puisqu’elle se définit par une absence de solidarité communautaire. En tant qu’instrument de conquête du pouvoir, la tâi’fa (confession) remplit donc le rôle véritable du parti » écrit Michel Seurat.En plus du socialisme, cette idéologie a cultivé l’arabité d’autant plus aisément que l’inexistence d’une nation syrienne permettait de se projeter dans une nation arabe dont Damas se veut le seul véritable foyer – tout en menant sur ses alentours une « diplomatie de pistoleros » dont nous observons les effets au Liban.

Peu importe la cohérence du discours, s’il permet de fédérer suffisamment de forces pour que le pouvoir alaouite continue de dominer les groupes qui cohabitent sur un territoire qui ne forme même pas une société. Pour comprendre dans quel milieu la violence se déchaîne aujourd’hui, il faut examiner avec Michel Seurat les oppositions confessionnelles, idéologiques, géographiques et sociales : citadins et ruraux, alaouites et Frères musulmans, chrétiens orthodoxes, druzes, juifs, Kurdes, bourgeois et prolétaires, militaires et militants forment un composé opaque, instable et explosif qui évolue au fil d’un histoire chaotique. Les communistes, les nassériens, les baasistes se sont effacés devant les islamistes mais il y a toujours des minorités qui redoutent la majorité sunnite et un despote alaouite qui se battra jusqu’au dernier homme parce qu’il n’a pas d’autre choix que de tuer pour que sa communauté et lui-même ne soient pas massacrés.

De toute manière, c’est l’échec : les organes du pouvoir alaouite n’ont pas créé l’homme nouveau syrien, l’Etat n’a jamais été autre chose qu’un système de domination et d’exploitation, le socialisme s’est accommodé de l’accumulation d’immenses richesses entre les mains de quelques uns, la lutte contre l’impérialisme n’a pas abouti, l’ « entité sioniste » est un Etat national assuré de sa permanence dans l’histoire qui se fait, le grand rêve de l’unité arabe s’est dissipé et ce ne sont pas les divers « printemps » de révoltes et de révolutions qui le feront renaître : l’utopie demeure, mais la prédication n’est plus la même.

L’état de barbarie décrit par Michel Seurat interdit tout espoir d’apaisement du conflit en cours. Les bourreaux vont persévérer, pour retarder le moment où ils deviendront victimes. Est-il permis d’espérer qu’une puissance extérieure au pays arrêtera la circulation infernale de la violence ?

***

(1) Michel Seurat, Syrie, l’Etat de barbarie, PUF, « Proche Orient », 2012. Préface de Gilles Kepel. 27 €.

 

Article publié dans le numéro 1017 de « Royaliste » – 2012

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