S’ajoutant à l’inquiétude diffuse, une nouvelle crainte se répand aujourd’hui, quant à l’avenir de la culture nationale et de notre civilisation. Nouvelle est d’ailleurs beaucoup dire. Il existe des menaces sur notre identité, anciennes et bien réelles, mais qui sont d’ordinaire prises à la légère par ceux qui se présentent en ce moment comme les défenseurs sourcilleux de notre patrimoine. Quand nous nous inquiétons de l’emprise trop forte du modèle américain, ce ne sont que sarcasmes et vilaines accusations de nationalisme culturel. Quand nous démontrons, après tant d’autres, que l’économie est d’abord une violence exercée sur les sociétés et sur les hommes, on préfère ne pas comprendre tant l’idéologie du marché est aujourd’hui vénérée.

Qu’il s’agisse de Jean-Marie Le Pen ou d’Alain Griotteray, les hérauts des valeurs françaises et de la civilisation chrétienne ont d’autres soucis en tête et d’autres adversaires à désigner. Ce sont bien sûr les immigrés qui apparaissent comme la cause du mal. Déjà accusés de capter des emplois et de déséquilibrer nos comptes, voici qu’ils apparaissent maintenant comme conquérants religieux, bientôt destructeurs d’une civilisation vénérable… Mêlés au souvenir de la bataille de Poitiers, les provocations de Kadhafi et le délire iranien semblent donner crédit à cette théorie apocalyptique.

TENTATION

Il ne faut pas se moquer de cette nouvelle crainte collective. Sa diffusion rapide indique la profondeur du désarroi, face au bouleversement des valeurs, des structures et des mœurs de notre société. Si les immigrés sont, depuis peu, victimes d’une violente réaction de rejet, c’est que de nombreux Français ne s’étaient pas aperçus que les travailleurs étrangers allaient rester en France, et ne s’étaient pas préparés à admettre cette nouvelle différence. Si les thèmes d’apparence traditionaliste ont aujourd’hui tant de succès, c’est que beaucoup, parmi nous, se prennent à regretter la société qu’ils ont allègrement quitté ou vu disparaître au cours des trente « glorieuses » années d’une croissance qui semblait illimitée. Coupés de leurs anciennes racines, privés du mythe entraînant de l’abondance, menacés par des progrès techniques aux conséquences incertaines, beaucoup ne savent plus à quelles certitudes se raccrocher. Aussi la tentation est-elle forte d’un repli sur soi-même, dans l’espoir de retrouver un semblant de sécurité.

Ainsi recherchée, cette sécurité serait illusoire, et toute tentative de retour aux origines cruellement décevante :

— aucune société actuelle ne peut se réfugier dans le passé, ni même en réinventer un qui l’apaise. La volonté des Ayatollahs de recréer un « homme islamique » conduit, faute de ne pouvoir aboutir, au délire meurtrier et au totalitarisme.

— aucune société, ancienne ou moderne, ne peut espérer trouver la tranquillité dans l’exclusion de toute différence. Une nation totalement homogène serait en proie à une violence inouïe, tant il est vrai que nous n’avons pas peur de l’autre, mais de notre semblable. N’oublions pas l’exemple de l’Espagne, qui a connu après la Reconquête l’obsession de la pureté du sang, et a payé sa recherche dérisoire et folle d’un long déclin…

RENAISSANCE

Aujourd’hui, toutes les familles politiques (la nôtre comprise en raison du regain d’un prétendu « légitimisme ») sont tentées par la régression intellectuelle et politique. D’où la nécessité d’un effort commun de lucidité et d’imagination, afin de donner à la nation un véritable avenir.

— la droite se trompe, et trompe ses électeurs, lorsqu’elle fait mine de compenser son libéralisme économique par l’apologie des traditions culturelles anciennes. C’est la violence de l’économie qui a fait éclater la société traditionnelle, et il est vain d’espérer la faire revivre. Loin de cette nostalgie équivoque, c’est l’économie qu’il faut réinventer, c’est la décentralisation qu’il faut réussir, afin que de nouvelles solidarité, de nouvelles manières de vivre et de créer puissent apparaître.

— la gauche se berce d’illusions lorsqu’elle tente de recréer une mystique républicaine à la mode au siècle dernier. La philosophie qui la soutenait est en procès ; les structures sur lesquelles elle s’appuyait – l’école, l’armée de conscription – ne remplissent plus leur rôle ou sont frappées de désuétude. Plutôt que de se réfugier dans ces valeurs moribondes, c’est une nouvelle pensée politique qu’il faut envisager, dans le dépassement des anciennes oppositions, dans le renouvellement des traditions intellectuelles.

— M. Le Pen se trompe et trompe ses partisans lorsqu’il leur fait espérer un redressement politique et moral alors que toute sa propagande est le signe d’une perte de confiance dans la destinée du pays. Ce ne sont tout de même pas les immigrés qui sont les agents de la déchristianisation, qui affaiblissent la famille et qui nous empêchent d’avoir des enfants ! Pour qui sait lire et écouter, il est clair que nos traditions spirituelles – la catholique comme la judaïque – que notre réflexion philosophique, que notre littérature font en ce moment la preuve d’une belle vitalité. Au lieu de compter les immigrés et les mosquées, au lieu d’entonner le grand air de la décadence, ce sont ces signes qu’il faut relever, c’est à ce mouvement culturel qu’il faut participer. Par sa vigueur et son ampleur, il annonce une renaissance.

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Editorial du numéro 422 de « Royaliste » – 6 mars 1985

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