Souffrance en France : Entretien avec Christophe Dejours

Nov 30, 1998 | la lutte des classes

 

S’il est vrai que tout être humain est disposé au bien, comment se fait-il que nous tolérions l’injustice sociale engendrée, de manière toujours plus insoutenable, par le système ultra-concurrentiel ? Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, directeur du Laboratoire de psychologie du travail, Christophe Dejours apporte des réponses à la fois terribles et libératrices à la question métaphysique et politique de la banalité du mal.

Royaliste : Comme vous, nous nous demandons pour quoi les injustices flagrantes sont aujourd’hui tolérées, alors que nous avons en France une longue tradition de révolte et de révolution. Quelle est votre réponse ?

Christophe Dejours : Mon hypothèse consiste à attribuer un rôle crucial au travailleur lui-même, comme amortisseur des conflits entre les dirigeants et les gens ordinaires : les formes contemporaines d’organisation du travail jouent un rôle essentiel dans le renoncement à la lutte contre l’injustice.

D’habitude, on envisage la souffrance comme une conséquence du travail, comme une issue malheureuse, plus ou moins anecdotique. A l’analyse, la souffrance se révèle aussi comme l’origine d’un processus psychodynamique : on va de la souffrance vers le travail et, au-delà, vers la formation de la volonté et vers l’action.

Royaliste : L’idéologie ultralibérale a-t-elle entrainé des transformations observables selon vos propres méthodes d’analyse ?

Christophe Dejours : Oui. L’évaluation économique-marchande tend à s’insinuer dans toutes les relations de travail et à se substituer aux rapports de commandement, de surveillance et de contrôle qui étaient assurés auparavant par les contremaîtres, les régleurs, etc. Il s’installe un pilotage direct des comportements : chaque geste, chaque service, fait l’objet d’une évaluation économique directe au plus près de chaque individu. Auparavant, il s’agissait de mesurer la production, les cadences, la précision, mais c’était toujours le travail lui-même qui était évalué. Les nouvelles formes d’évaluation accordent très peu d’attention au travail concret car elles portent avant tout sur les coûts et les bénéfices. C’est là un changement profond qui bouleverse les repères traditionnels (qualité et quantité de travail) dont se servaient les travailleurs pour s’évaluer eux-mêmes.

Royaliste : Quelles ont été les conditions de ce changement ?

Christophe Dejours : Ce changement a été rendu possible par l’informatique, qui permet de mémoriser chaque geste et chacun de ses effets. Mais il faut aussi que les « opérateurs » (on ne parle plus d’ouvriers) acceptent de produire eux-mêmes des données sur leurs activités, de faire en plus de leur travail des saisies informatiques, et par conséquent d’alimenter eux-mêmes les machines qui les surveillent. Ainsi, le contrôle disciplinaire classique a été remplacé par un auto-contrôle qui s’effectue en temps réel et surtout en continu.

La présence du client devient, elle aussi, très prégnante car le client surveille lui-même l’opération confiée à des sous-traitants. A l’intérieur de l’entreprise, les services bâtissent entre eux des rapports de clientèle. De plus, on fonctionne selon la « direction participative par objectifs » : chacun est autonome dans la gestion de ses activités, mais cette gestion se déploie selon des objectifs fixés en termes de dépenses et de recettes. Il y a donc autonomie du « faire », mais avec peu de pouvoirs quant à l’allocation des moyens : il s’agit donc d’une autonomie concédée, et la flexibilité de la production joue un rôle essentiel. Ce système engendre beaucoup de souffrance.

Royaliste : Pourquoi les salariés acceptent-ils de coopérer ?

Christophe Dejours : La question est centrale mais tellement difficile qu’il faut proposer deux réponses, qui ne sont pas nécessairement contradictoires.

Pour certains agents, l’évaluation par objectifs, directe et individualisée, présente de nombreux avantages : elle serait pour eux plus fine et plus juste parce qu’elle permettrait une comparaison plus précise des performances et des mérites de chacun, avec des incidences sur les salaires et les carrières ; de plus, la direction par objectifs, grâce à l’autonomie qu’elle permet, répondrait à l’attente de ceux qui veulent exercer des responsabilités. Cette autogestion s’accompagnerait enfin d’une plus grande polyvalence : à l’encontre de la tendance à la fragmentation des tâches, il y aurait enrichissement du travail. D’où l’engagement enthousiaste de certains agents.

Mais d’autres dénoncent ce système, qui serait pour eux un marché de dupes. La direction de l’entreprise utiliserait la direction par objectifs pour se débarrasser sur les agents des problèmes qu’ils rencontrent dans l’accomplissement de leurs tâches. Ces derniers disent que ce système est diabolique : le dégraissage des effectifs, la flexibilité du travail, l’obligation de s’adapter constamment aux demandes mouvantes de la clientèle conduit à une augmentation progressive de la charge de travail : l’autocontrôle entraînerait donc une perte de contrôle sur la charge de travail. Il marquerait aussi la perte de la protection assurée jusque-là par le droit du travail : pour atteindre les objectifs fixés, on travaille au-delà de toutes les limites légales, on ne respecte plus les règles de sécurité et on met en péril sa santé physique et mentale.

Royaliste : Comment peut-on consentir à un système que l’on désapprouve ?

Christophe Dejours : Il est possible que cette coopération soit due pour une bonne part à la souffrance des agents et aux défenses qu’ils utilisent pour limiter les conséquences de cette souffrance sur leur santé. Selon les observations cliniques effectuées, c’est la peur qui est au centre de cette souffrance. Les opérateurs se sentent seuls et impuissants face aux dispositifs de l’auto-contrôle et de l’évaluation. Cette évaluation fonctionne comme une menace et met les agents dans une situation impossible car on peut témoigner de son travail, mais pas de sa rentabilité.

D’autre part, ces opérateurs sont témoins et parfois victimes de pratiques managériales iniques et qui leur font peur. Travaillent à côté d’eux des stagiaires non rémunérés, qui donnent le maximum d’eux-mêmes à cause de fausses promesses d’embauche et qui permettent, grâce à leurs performances, de dégraisser encore plus les effectifs. Ou bien on passe des accords sur la réduction de la durée du travail (32 heures par exemple) et on signe des conventions de réduction de salaire en échange de promesse d’embauche : mais les agents travaillent cinquante heures par semaine et personne n’est embauché.

On fait aussi le chantage au dépôt de bilan afin de justifier le recours à la sous-traitance, moins chère, avec en bout de chaîne le travail au noir ; on stimule ainsi une concurrence généralisée entre les divers opérateurs – salariés des entreprises de sous-traitance, travailleurs en emploi précaire, travailleurs étrangers en situation irrégulière -, ce qui engendre un climat d’insécurité. La menace de la réduction des effectifs et l’évaluation permanente sur des critères non négociables provoquent l’apparition de ce que certains appellent le syndrome de l’homme en trop, autrement dit la crainte d’être désigné parmi les autres comme celui qui doit être mis à l’écart.

Royaliste : Quelles sont les conséquences psychiques de ces techniques ?

Christophe Dejours : On voit apparaître de nouvelles formes de décompensation psychopathologique qui sont extrêmement préoccupantes. Ce ne sont pas seulement les crises de nerfs et les crises de larmes d’hommes qui, autre fois, auraient été moqués pour ce « manque de virilité » par leurs collègues alors que ceux-ci comprennent maintenant fort bien ce qui se passe. Il y a aussi la violence sur les lieux de travail, dont la presse fait rarement état, les actes de vandalisme, les tentatives de suicide et les suicides réussis, sur les lieux même du travail, je le souligne, et selon des modalités cliniques totalement inédites par rapport à ce que l’on observe depuis que la médecine du travail existe.

Ces observations se heurtent à une forte réaction d’incrédulité, car elles sont en décalage croissant avec la description gestionnaire des activités dans l’entreprise : le travail de « communication » interne accompli par les services spécialisés qui donne de la réalité du travail une image qui ressemble à celles de la publicité. On montre ce qui marche, et on oblige chacun à participer à cette communication publicitaire, alors que les opérateurs savent d’expérience qu’elle est illusoire. Mais chacun reste seul, isolé dans sa critique, et c’est pourquoi il est très difficile de dévoiler le tissu de mensonges dans lequel on vit. C’est pourquoi beaucoup cèdent à la dépression, faute d’une expression collective de la critique.

On comprend dès lors pourquoi le système continue à fonctionner : ceux qui ne sont pas convaincus par la description gestionnaire de la production n’osent pas le dire parce qu’ils ont apporté leur concours à cette communication interne, ou parce qu’ils ont peur des représailles. La peur arrache aux uns leur consentement résigné au système, et obtient des autres qu’ils coopèrent. Mais cette peur doit être inventée, produite, diffusée…

Royaliste : Par quels moyens ?

Christophe Dejours : Le management par la menace et par la communication interne fonctionne parce que de nombreux agents coopèrent à ce système, à tous les niveaux de la hiérarchie : les cadres supérieurs et intermédiaires, les techniciens et parfois les exécutants sont requis et apportent leur concours à ce qu’ils considèrent comme relavant du mal : infliger la souffrance et l’injustice à autrui.

J’ai eu beaucoup de difficultés à comprendre cette attitude, car je pense que l’être humain n’est pas une machine mais une personne qui, dans les pires conditions et à quelques exceptions près, garde un sens moral. Comme pathologiste, je pense que la plupart des maladies mentales proviennent d’un excès de sens moral. Ainsi, ceux qui collaborent au mal savent ce qu’ils font, se jugent d’autant plus coupables qu’il n’y a pas de débat public sur la moralité et l’immoralité des actes que j’évoque, et souffrent de cette culpabilité.

Cette souffrance est telle qu’elle met en péril leur identité, par le jugement impitoyable que l’individu porte sur sa conduite : « je suis un lâche, je suis un salaud ». Face à cette situation insoutenable, chacun organise sa propre défense pour éviter de sombrer dans la folie. J’étudie dans mon livre les stratégies de défense individuelles et collectives qui permettent de diminuer la conscience de la gravité des actes commis et d’engourdir la pensée. Pour supporter la situation, il ne faut pas penser. Et pour ne pas penser, il faut s’abrutir de travail – jusqu’à l’épuisement.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 717 de « Royaliste » – 30 novembre 1998.

Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1998.

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