Saint Louis : Entretien avec Jean Richard

Juil 7, 1983 | Entretien

M. Jean Richard, professeur à l’Université de Dijon est spécialiste de l’histoire médiévale. Il vient de faire paraître aux éditions Fayard un monumental ouvrage sur saint Louis qui renouvelle la vision que les Français d’aujourd’hui peuvent avoir d’un des plus populaires de nos rois.

Royaliste : Vous venez, M. le professeur, de publier un gros livre sur saint Louis. Or ce roi semble déjà bien connu …

Jean Richard : Il est vrai qu’en entreprenant cette étude sur saint Louis je n’étais pas sans crainte : saint Louis est à la fois un des rois les plus connus du Moyen Age, mais aussi l’un des moins connus. Beaucoup de biographies lui ont été consacrées, mais ce sont des œuvres écrites à l’occasion du procès de canonisation ou immédiatement après : la vie du roi n’est pas racontée, ni les principaux épisodes de son règne ; ce sont ses mérites personnels qu’on s’attache à décrire. D’autre part, tous les contemporains qui ont écrit sur le roi ne l’ont connu qu’à la fin de sa vie : ainsi, Joinville n’a connu saint Louis qu’après quinze ans de règne, et a vécu auprès de lui six ans seulement, pendant la croisade, entre 1248 et 1254.

Malgré les insuffisances de notre documentation, il est possible de brosser un portrait physique du roi, et d’imaginer ses années de formation. Physiquement, c’est un homme grand, élégant, aux traits réguliers. Sans être maladif, sa santé n’est pas à toute épreuve : ses confesseurs lui recommandent de modérer ses pénitences. Tout de même, il a vécu 56 ans, ce qui représente un bel âge – mais pas un âge avancé.

Saint Louis est l’enfant d’une famille nombreuse. Sa mère, Blanche de Castille, avait une forte personnalité – sans être le tyranneau domestique qu’on se plaît parfois à décrire. Elle a certainement imposé à son fils des règles de vie exigeantes : elle l’a formé à la piété, lui a inspiré l’horreur du péché, et l’a initié au gouvernement. Mais saint Louis a connu d’autres influences : celle, très importante, de son grand-père Philippe-Auguste, celle de son précepteur qui lui a donné – à coup de verges – une solide culture classique, celle aussi des conseillers de son grand-père qui l’ont initié au métier des armes, qui lui ont enseigné le droit et l’ont préparé à l’exercice de ses responsabilités politiques.

Royaliste : Le roi gouvernait-il au début de son règne ?

Jean Richard : Bon nombre d’ouvrages nous expliquent que, jusqu’à la croisade, c’était Blanche de Castille qui gouvernait. J’ai recherché les témoignages du temps : il n’y en a qu’un, celui d’un troubadour. En réalité, le roi gouverne. Certes, la reine-mère est toujours là, elle dispose d’un bon réseau d’informateurs, et siège au Conseil. Le roi l’écoute, mais il ne lui est pas toujours soumis, notamment quand il s’agit de sa femme, que Blanche ne supportait pas.

Surtout, avant de partir pour la croisade saint Louis a déjà eu l’occasion de mater la rébellion de plusieurs vassaux, d’arbitrer des conflits, de galoper d’un bout à l’autre du royaume, et de tenir en échec le roi d’Angleterre. Ce souverain est donc un combattant, mais pas un guerrier : dès le début, il évite de pousser l’adversaire au désespoir, et cherche toujours à ménager la possibilité d’un accommodement. Quant au chrétien des premières années, il est plein de dévotion – mais c’est celle des princes de son temps. Il a dépensé des fortunes pour acheter la Couronne d’Epines, il fait construire la Sainte Chapelle et prête la main à la construction de Royaumont.

La croisade nous révèle sa vaillance : il descend avec la première vague du corps de débarquement, refuse d’abandonner ses hommes dans le désastre. Mais il est aussi prudent et avisé. Saint Louis est resté prisonnier un mois et les musulmans qui l’ont gardé le dépeignent comme un homme d’une intelligence exceptionnelle, capable d’humour – y compris à l’égard de lui-même. Il a aussi le sens des responsabilités : le roi refuse de revenir dans son royaume tant qu’un seul de ses compagnons restera prisonnier.

Après le retour, il semble que la religion du roi se soit affinée. Le roi est maintenant un pénitent, appliquant un programme d’ascétisme qui ne dépasse pas d’ailleurs ce que l’on demande à un laïc. Il veut une justice égale pour tous et cherche sans relâche à établir la paix : il multiplie les arbitrages, impose silence aux armes tant qu’une négociation n’est pas entreprise. Or, dans une société qui considère la guerre privée comme une façon normale d’obtenir justice, ce n’est pas tellement facile ! Tout l’occident le reconnaît comme un faiseur de paix. En somme, je pense, contrairement à certains historiens, que le roi est revenu de la croisade avec l’idée qu’il fallait aller plus loin dans sa vie religieuse, mais que les traits généraux de son caractère ne se sont pas modifiés. Les arbitrages existaient avant la croisade, de même que les grandes enquêtes par lesquelles le roi s’efforçait de savoir ce qui avait été mal acquis par lui-même et par ses prédécesseurs afin de procéder aux restitutions nécessaires.

Royaliste : Comment la France féodale était-elle gouvernée ?

Jean Richard : J’ai été frappé par le fait que saint Louis a réintégré la féodalité à sa place dans le gouvernement du royaume. Le mot de féodalité est aujourd’hui chargé de connotations péjoratives. Il faut donc rappeler que c’est un système dans lequel le roi confie des parties du domaine royal à certains hommes, pour que ceux-ci s’acquittent de certaines des fonctions qui appartiennent à l’autorité royale. En ce qui concerne les enquêtes, le roi les demande à des dominicains et à des franciscains – sans qu’il ait particulièrement favorisé ces derniers. Franciscains et dominicains sont des techniciens de la morale chrétienne, et lorsqu’on veut enquêter sur la moralité des administrations, il peut être sage d’envoyer de tels hommes, qui sont toujours accompagnés d’un officier royal. Il est donc inexact de parler d’une emprise des ordres religieux : ceux-ci se plaignaient même d’être utilisés par le roi pour des tâches civiles.

L’objectif du roi n’est pas une réforme des structures – ce qui, on le sait, ne va jamais très loin – mais une réforme des mœurs de l’administration, ce qui a une toute autre portée. Il est précisé que l’administrateur peut accepter un pot de vin, s’il a soif après une longue randonnée – à condition que le pot ne se transforme pas en tonneau. Il lui est demandé de ne pas placer des gens de sa famille autour de lui, de ne pas faire entrer dans les couvents du voisinage ses petits cousins, et de ne pas pressurer la population. On lui demande aussi de veiller à ce que les sujets se conduisent bien. Cela signifie que le roi ne veut pas de péchés publics, afin de ne pas attirer la colère de Dieu sur le royaume. Le premier de ces péchés est de léser les pauvres : donc pas d’injustice envers eux. Saint Louis ne tolère pas le blasphème, ni l’usure qui est une calamité au 13ème siècle : on comprend, devant l’énormité des taux d’intérêt, que le roi ait voulu l’interdire. Saint Louis s’en est également pris aux jeux de hasard sans grands résultats – et à la prostitution. Quant à l’hérésie, le roi n’a pas été un grand répressif car la question était quelque peu dépassée.

La réforme de la justice a été très importante. On dit souvent que saint Louis a créé le Parlement. En fait, on appelle parlement une réunion solennelle du Conseil royal auquel les grands du royaume sont invités. Cette réunion se tient depuis les temps carolingiens et il n’y eu de véritable parlement qu’à partir du 14ème siècle. L’essentiel de la réforme tient au fait que tous les sujets du royaume pouvaient désormais porter devant le parlement les appels des sentences rendues par les prélats, par les grands féodaux, par les officiers subalternes. C’est là que l’image du chêne de Vincennes dit bien ce qu’elle veut dire : le roi est martre de la justice dans son royaume, et chacun peut en appeler à lui. A partir de là, les féodaux peuvent décharger le roi de l’administration de la justice puisqu’il y a toujours possibilité d’appel. D’autre part, saint Louis a supprimé le gage de bataille, qui pouvait conduire au fameux duel judiciaire, en lui substituant une procédure d’enquête sur laquelle nous vivons toujours. Chacun en connaît les avantages et les inconvénients : lenteur des procès, contradiction fréquente des témoignages, « engraissement » des gens de loi. On comprend que, dans les milieux féodaux, on ait trouvé que cette réforme allait bien loin. Mais, pour le roi de France, c’était le droit. Tout compte fait, saint Louis a établi un équilibre dans les relations entre la royauté et la féodalité en associant les vassaux à l’exercice du gouvernement. Cet équilibre n’a commencé à se défaire qu’au temps de Philippe le Bel ; c’est donc un succès.

Royaliste : Il y a tout de même des zones d’ombres ?

Jean Richard : Certainement. Pour ma part, j’ai été choqué de découvrir que saint Louis avait fait jeter en prison le seigneur de Nangis, qui était en procès contre un simple chevalier du voisinage. Ce seigneur était très appuyé, il avait une belle parenté dans l’entourage du roi : saint Louis a donc emprisonné un innocent pour l’empêcher de faire jouer ses protections. Les contemporains ont estimé que cette décision manifestait le sens royal de la justice. Cela nous choque aujourd’hui. De même, la politique fiscale de saint Louis a été rude, car la croisade coûtait cher. Les ecclésiastiques ont supporté les deux tiers de la charge, et les bourgeois des villes le reste. C’était, avant la lettre, une politique d’emprunt obligatoire…

Royaliste : Vous montrez dans votre livre que les croisades ont permis à saint Louis de mener une grande politique étrangère …

Jean Richard : Il faut d’abord préciser que le gouvernement de saint Louis n’est pas uniquement conçu pour la France : ce royaume que le roi renforce et améliore est mis au service d’une grande cause, qui est celle de la chrétienté. Cette chrétienté parle infiniment plus au cœur des hommes du 13ème siècle que la construction européenne d’aujourd’hui. La chrétienté c’est la patrie des chrétiens, en un temps où notre conception de la patrie-nation est surtout dynastique. La patrie française, pour un homme du 13ème, ce sont les territoires gouvernés par le roi de France. La patrie n’est pas encore une réalité charnelle.

Quant à la patrie des chrétiens, elle comprenait la Terre sainte qui est l’objet des croisades. Saint Louis a estimé qu’il lui fallait participer personnellement à la croisade, en raison de la chute de Jérusalem. Cette croisade a entraîné la prise en considération de la question mongole. A l’époque, l’empire mongol couvrait les deux tiers de l’Asie, et prétendait soumettre tous les rois. D’où l’ultimatum adressé à saint Louis lorsque les Mongols sont entrés en Hongrie. Puis les relations se sont améliorées : les Mongols ont envoyé un ambassadeur à saint Louis lorsqu’il était à Chypre (1248) puis un autre à Paris en 1262, afin de proposer au roi de France une alliance contre les Egyptiens. Sans le vouloir, saint Louis est donc à l’origine de cette politique de collaboration entre la chrétienté et les Mongols qui emplit la seconde moitié du 13ème siècle. Je me demande même si l’expédition de Tunis n’était pas le début d’une opération combinée avec les Mongols, qui considéraient saint Louis comme le maître de la Méditerranée. Et l’intervention française en Italie du Sud inaugure une dimension politique nouvelle. L’aventure des Angevins de Naples, qui se prolonge du 13ème au 17ème siècle, prend naissance au temps de saint Louis.

Pour conclure, je voudrais souligner un paradoxe : le plus puissant des souverains d’Occident – ce sont les Mongols encore qui le disent – est d’une humilité absolue tout en ayant une conception intransigeante de la dignité royale. Les instructions laissées à son fils en témoignent. Ce pénitent, qui n’hésite pas à porter à la bouche d’un moine lépreux la nourriture de celui-ci, s’adresse aux évêques, et au Pape, avec la plus grande fermeté. Le paradoxe n’est qu’apparent : Louis IX est un saint. En même temps, c’est le roi qui a donné à la monarchie capétienne le prestige dont elle a joui dans les siècles suivants.

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Propos recueillis par B. Renouvin, publiés dans le numéro 386 de « Royaliste » – 7 juillet 1983

 

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