La guerre d’extermination menée par les Allemands en Russie a provoqué la résistance massive des citoyens soviétiques dans les régions occupées. Loin de Staline et sans le concours de l’appareil communiste, les unités de partisans ont mené une guerre impitoyable contre la Wehrmacht et ses supplétifs russes.

Le titre du livre de Masha Cerovic sonne bien mais pas très juste : « les enfants de Staline » (1) sont des fils et des filles largement émancipés, ce qui n’est pas normal dans une société totalitaire. Mais l’invasion allemande et les victoires foudroyantes de la Wehrmacht bouleversent les normes, les structures et le discours idéologique du stalinisme.

On sait que Staline a mobilisé toutes les ressources du patriotisme russe et de l’Armée rouge, qui est de facto une armée impériale, riche d’unités caucasiennes et centrasiatiques. On oublie souvent que les défaites militaires soviétiques provoquent l’effondrement du Parti communiste, ses dirigeants étant les premiers à fuir quand ils ne se rallient pas aux Allemands. Les autorités d’occupation auraient pu s’attirer nombre de sympathies ou du moins obtenir la neutralité de la population si le racisme anti-slaves des nazis et d’une bonne partie de l’armée allemande ne les avait conduits à mener une guerre d’extermination (2).

Cette guerre raciale, qui systématise l’élimination physique et l’asservissement, pousse un nombre croissant de citoyens soviétiques des territoires occupés des Républiques socialistes de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie vers la résistance armée. Civils et soldats « encerclés » forment de petites bandes puis des unités de partisans qui opèrent à partir des forêts et des zones marécageuses puis conquièrent de vastes étendues de territoires sur lesquels s’exerce un nouveau mode de souveraineté.

Un impressionnant travail sur les archives et des enquêtes sur le terrain permettent à Masha Cerovic de retracer avec précision les opérations militaires, les conditions d’existence des partisans et plus particulièrement celles des femmes combattantes, les souffrances des civils pris en les exigences des partisans qui vivent sur le pays et l’impitoyable machine de guerre allemande. Qu’il s’agisse de la Wehrmacht ou des troupes SS, les prisonniers sont exécutés et, lors des opérations de représailles, les villages sont brûlés et les populations déportées. En 1945, on recensera plus de 5 000 villages biélorusses incendiés au cours de cette guerre irrégulière qui a mobilisé 500 000 combattants et fait un demi-million de morts soviétiques, civils pour la plupart.

Les bouleversements politiques engendrés par la guerre des partisans sont remarquablement analysés par Masha Cerovic. Le naufrage de l’appareil stalinien au fil de la déroute militaire entraîne un transfert de pouvoir politique vers une autorité militaire qui forge sa légitimité dans le combat contre les Allemands. Les commandants des unités de partisans sont des guerriers issus du peuple. Ils s’inscrivent dans la tradition russe de résistance à l’invasion étrangère mais ils ne cherchent pas à restaurer l’ordre politique abattu pendant la guerre civile. Ces commandants et leurs troupes sont des soviétiques, qui se réclament du bolchevisme même si les mœurs traditionnelles et les croyances religieuses demeurent vivantes. Mais ils forment une nouvelle élite, hors du contrôle du centre moscovite, et s’ils reconnaissent le « rôle dirigeant du Parti » c’est parce qu’ils sont seuls en mesure de dire ce qu’il en est du Parti… Bien entendu, Moscou tente d’encadrer le mouvement partisan – dans la rivalité entre l’Armée rouge et le NKVD – et ce n’est qu’à la fin de la guerre que les partisans seront réintégrés dans l’ordre stalinien. Beaucoup seront engagés dans des opérations de représailles contre les collaborateurs en Biélorussie et contre les nationalistes ukrainiens de l’UPA alliés des Allemands. La guerre des partisans fut aussi une guerre civile…

Dans ce livre où l’on peut tant apprendre, sur le peuple russe et sur cet aspect longtemps négligé de la résistance européenne à l’Allemagne nazie, seule la conclusion laisse perplexe. Masha Cerovic affirme que cette lutte armée aux dimensions apocalyptiques « n’a servi à rien » et que les combattants ne voulaient pas défendre la patrie mais qu’ils réagissaient à l’atteinte portée à leur existence même – comme si les deux réactions, patriotique et vitale, ne pouvaient pas se confondre dans un même mouvement. L’historienne affirme par ailleurs que les partisans défendaient la civilisation soviétique et l’utopie stalinienne, que « leur guerre était à la fois celle des Russes contre les Allemands et celle des communistes contre les nazis ». Une guerre qui aurait été contraire à « l’éthique de la résistance », humaniste et universaliste, qui fut pratiquée en Europe de l’Est et de l’Ouest. Cette thèse mériterait d’être précisée, afin qu’un débat puisse s’engager.

 

Yves LANDEVENNEC

(1)    Masha Cerovic, Les enfants de Staline, La guerre des partisans soviétiques (1941-1944), Seuil, 2018.

(2)    Cf. Christian Baechler, Guerre et exterminations à l’Est, Hitler et la conquête de l’espace vital, 1933-1945, Taillandier, Texto, 2016.

 

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