Roumanie : Au plus noir de la nuit

Avr 1, 2002 | Chemins et distances

 

 

Au plus noir de la nuit roumaine, quand Ceausescu faisait régner la terreur, quelques philosophes se réunissaient dans un village pour des lectures exigeantes et des dialogues féconds. A Paltinis, ils réaffirmèrent pour eux-mêmes et pour nous la pleine et entière liberté de l’esprit.

Européens, que nous reste-t-il à découvrir dans la grande Europe débarrassée de son rideau de fer voici plus de dix ans ? D’admirables penseurs, qui peuvent nous donner, après les terribles épreuves qu’ils ont connues, les repères dont nous avons besoin. Hélas, l’honnête homme français du début de ce siècle ne connaît pas plus le philosophe Constantin Noïca, mort en 1987, que Gabriel Liiceanu qui dirige depuis une bonne décennie les Editions Humanitas, première maison roumaine d’édition.

Philosophe lui-même, Gabriel Liiceanu a vécu une aventure exceptionnelle. De 1977 à 1981, il s’est régulièrement rendu avec d’autres philosophes roumains dans le village de Paltinis pour des journées de réflexion sous l’égide de Constantin Noïca. Cette phrase banale est lourde de souffrances et d’exploits inouïs. Il faut se souvenir que la Roumanie vivait sous le joug d’un tyran fou, qui entretenait la peur et la misère dans un pays coupé du reste du monde : des mouvements tels que Solidarnosc ou la Charte 77, des actes retentissants de dissidence comme en Russie y étaient impensables. Vu de l’Ouest, le totalitarisme roumain paraissait totalement clos et toute trace de pensée libre semblait avoir été effacée. Avec tant d’autres, Constantin Noïca avait été arrêté en 1958 et tellement fouetté qu’il lui fallut jusqu’à la fin de sa vie un coussin pour s’asseoir sans souffrir. Condamné à 25 ans de prison, libéré à la suite d’une amnistie décidée par le prédécesseur de Ceausescu, il put reprendre son travail philosophique et le poursuivre à Paltinis en compagnie de ses jeunes disciples.

C’est ainsi qu’une poignée d’hommes parvint à sauver la culture roumaine, et la culture en Roumanie, portant un témoignage à valeur universel sur l’indestructible liberté de l’esprit. Alors que nous imaginions les intellectuels roumains contraints d’ânonner le catéchisme stalinien, Gabriel Liiceanu et ses amis lisaient Platon, Plotin, Kant, Freud, Heidegger. Ceci grâce au délire du tyran, qui prétendait substituer sa propre pensée à celle de Marx ! Il y a toujours une faille dans le totalitarisme, qui permet de franchir la clôture. Preuve en est le journal tenu par Gabriel Liiceanu, qu’on peut lire comme document historique mais qui restera parmi les plus beaux dialogues de la philosophie européenne.

Sous l’égide d’un Socrate roumain, les jeunes gens de Paltinis n’ignoraient rien des débats qui avaient lieu en Europe de l’Ouest – en France tout particulièrement. Comme Gilles Deleuze, Michel Foucault fait l’objet de jugements sévères qui renvoient ses « minutieux travaux d’aiguille » sur la sexualité au rayon des travaux historiques et le bon docteur Freud est passé au fil d’une solide critique : « A la différence de la mémoire des psychanalystes, la mémoire des Anciens vous restitue des souvenirs que l’on n’a jamais eus. Mnémosyne c’est la culture elle-même qui guérit précisément parce qu’elle procure le bon oubli, l’oubli du moi individuel et le souvenir du soi amplifié ».  La réflexion de Constantin Noïca sur l’expérience de la limite par différents peuples (chinois, hébreu, anglo-saxons) mériterait de faire l’objet d’un colloque … qui pourrait se tenir à Paltinis. Est-il vrai que l’Europe a le sens de la « limite élastique » alors que les Anglo-Saxons, qui n’ont pas de mur « ignorent le bon usage de la liberté » ?

D’une résistance à l’autre – l’actuelle – il faut toujours commencer par réaffirmer la liberté de l’esprit.

 

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  • Gabriel Liiceanu, Le journal de Paltinis, Récit d’une formation spirituelle et philosophique, Traduit du roumain par Marie-France Ionesco, Editions La Découverte, 1999.

 

Article publié dans le numéro 791 de « Royaliste » – 1er avril 2002

 

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