Roms : Lutter pour être reconnus

Jan 13, 1992 | Chemins et distances

 

Victimes de très vieux préjugés, et d’une ségrégation qui n’a pas encore cessé, les Tziganes français veulent affirmer leur identité dans l’ensemble national. Nous avons demandé à deux de leurs représentants d’évoquer leur histoire, leur situation et leur avenir. Juriste, spécialisé dans les questions sociales, Vanko Rouda est l’un des responsables du Comité international Rom. Jean Sarguera, commerçant non-sédentaire, est président du Centre Culturel gitan dont les activités couvrent la France entière.

Royaliste : On vous appelle Tziganes, Roms, Gitans, autrefois on vous désignait comme des « Bohémiens » : est-ce que ces noms correspondent à des réalités différentes ?

Vanko Rouda : Il faut partir de nos origines, qui sont indiennes. Elles se trouvent plus précisément en Inde du nord-ouest – Rajastan, Pendjab, sud du Cachemire. La grande diaspora gitane s’est scindée en deux courants principaux : l’un est passé par l’Est de l’Europe, un autre par les pays du Moyen-Orient et par l’Afrique du Nord. Ce second courant est proprement celui des Gitans, que nous appelons les Kalé, pluriel de kalo qui veut dire noir. Quant au premier courant, c’est celui des Bohémiens, que nous appelons Manouches : c’est pour vous le Gitan visible, le voyageur que vous rencontrez sur les routes de France, d’Espagne, de Grande-Bretagne.

Le nom de bohémiens vient des lettres de recommandation que le roi de Bohême Sigismond IV avait données à ceux qui voulaient s’établir dans d’autres royaumes. Quant au terme gitan, il vient du fait qu’on nous appelait au Moyen Age « égyptiens », ce qui a donné gitan, et gipsy en anglais… En Allemagne, les Gitans se font appeler Sinti, qui est un des termes traditionnels. L’autre est le mot Rom qui désigne l’ensemble du peuple, à la fois gitan et manouche, et qui prévaut sur le plan international : c’est le terme originel, aujourd’hui reconnu par tous. Quant au mot Tzigane, son origine reste discutée (il viendrait d’une montagne grecque, ou du bruit que fait le soufflet de la forge…) et on l’utilise parfois pour désigner l’ensemble de la communauté. Enfin, en France, on nous appelle les « gens du voyage », ce qui tendrait à fait croire que l’ensemble de la communauté tzigane est nomade. En réalité nombre de gitans sont sédentaires : c’est notre culture qui est nomade, et notre forme d’esprit !

Royaliste : Quels sont, justement, les éléments constitutifs de votre identité culturelle ?

Vanko Rouda : L’identité gitane procède de la naissance, qui nous inscrit dans la relation à une origine, à une culture, à une manière d’être qui est conservée dans les rapports sociaux et dans les traditions, notamment les traditions de métier. Mais surtout, l’identité gitane est liée à une forme de pensée qui n’a rien à voir avec la pensée occidentale. C’est une forme de pensée qui est liée à nos origines indiennes, au système ancestral que vous appelez la caste mais que nous désignons comme lignage ou vitsa : les vitsi, ou tribus gitanes, sont reliées à ce que nous appelons la natsia, la nation. Ces communautés, qui vont de la famille élargie à la natsia, nous donnent une forme d’esprit qui est indépendante du système politique et social dans lequel nous vivons. C’est cela qui fait la singularité gitane, même parmi les Gitans les plus acculturés – ceux qui ont perdu l’usage de notre langue et de nos coutumes, et qui se sont intégrés ou quelquefois assimilés par l’effet du servage (en Europe centrale) ou à cause des persécutions comme dans notre pays.

Jean Sarguera : On ne peut définir l’identité gitane sans donner un bref aperçu de la lutte de l’homme minoritaire par rapport à l’État-nation, par rapport à la religion majoritaire, par rapport aux pouvoirs totalitaires : on faisait la chasse aux gitans dans le Saint-Empire, en Espagne les gitans ont été persécutés par les « Rois catholiques », ils ont été envoyés aux galères en France en raison de leur pratique différente de la religion majoritaire et il faut se souvenir que des centaines de milliers de gitans sont morts dans les camps nazis. Le Gitan était l’homme méconnu, qui venait d’ailleurs, l’homme qui avait des manières d’être et de vivre différentes, l’homme qu’on associait à la magie. D’où la méfiance, la crainte et la persécution.

Vanko Rouda : Il faut prendre l’homme gitan comme une figure de l’homme universel, qui n’entre dans aucun dogme et qui est très souvent un homme-témoin – témoin des civilisations qui passent, des hommes qui se sédentarisent.

Royaliste : Vous avez parlé tout à l’heure des traditions de métier. Est-ce encore important ?

Jean Sarguera : Oui, le métier traditionnel qui se transmet de père en fils est un élément important de notre identité. Mais, depuis une trentaine d’années, il y a un appauvrissement des possibilités de travail de ces métiers traditionnels – travail du cuivre, du fer, de l’or, élevage des chevaux.

Vanko Rouda : D’une manière générale, nous vivons aujourd’hui notre identité avec beaucoup de difficultés parce que le monde se veut «cartésien», parce qu’il refuse l’ambiguïté, l’ambivalence, certaines formes de croyance comme la réincarnation, et le point d’interrogation constant que le gitan pose chaque jour sur les vérités. Au contraire, le gadjo, le non-gitan, évolue dans des systèmes de vérités religieuses, politiques, sociales, dans lesquelles il nous demande de rentrer.

Royaliste : Vous parlez tantôt de peuple gitan, tantôt de communauté. Quelle différence établissez-vous entre les deux concepts ?

Vanko Rouda : C’est un point d’interrogation pour nous-mêmes… parce que c’est vous qui posez ce point d’interrogation. Quant à nous, nous employons tout naturellement ce mot de vitsa, de peuple, dans la langue romani et dans nos différents dialectes. Nous sommes un peuple parce que nous sommes liés par des origines communes, par une histoire commune, par une langue commune et certainement par un avenir commun parce qu’il existe une volonté de faire part de notre message au monde entier.

Jean Sarguera : Cette dimension communautaire, très lignagère, est restée inaperçue de l’extérieur pendant longtemps. Ce qui apparaissait, c’étaient des individus, des groupes, des familles restreintes affrontées à des difficultés et isolées les unes des autres. Par la suite, une connaissance s’est développée, qui a permis d’accéder à la structure interne du peuple gitan, de voir qu’elle était consistante, qu’il y avait là plus qu’une communauté familiale. Quant à la notion de peuple, il faut s’entendre sur ce qu’on met derrière ce mot. Si on donne du peuple une définition politique, si on dit qu’il s’agit d’une collectivité capable de prendre conscience d’elle-même, nous n’en sommes qu’au début de cette prise de conscience. Mais ce peuple existe déjà en filigrane en raison du maintien par différents groupes de leurs traditions spécifiques, et il lui faudra s’affronter aux questions posées par les États modernes, à la logique d’exclusion dont il a été victime et qui, à un certain moment, l’a rendu quasiment inexistant aux yeux des autres, des gadjè.

Au moment où nous voyons en Europe centrale un retour à des nationalismes très étroits et à des structures tribales, il serait souhaitable que les Tziganes ne prennent pas ce chemin mais soient capables de renforcer leur unité. Nous constatons aujourd’hui que l’identité tzigane est affirmée, parfois revendiquée très clairement par nos intellectuels, mais il est trop tôt pour dire comment cette unité se fera et selon quel statut : minorité nationale ? Certains États l’acceptent. Minorité culturelle ? Est-ce suffisant ?

Royaliste : En France, les Tziganes ont-ils ou non un rapport spécifique avec l’État ?

Vanko Rouda : C’est un rude problème, et c’est un problème de tous les jours. Mais c’est aussi un problème de fond qui est celui de la rencontre entre le peuple gitan et l’État-nation de type républicain. Nous avons d’ailleurs du mal à comprendre la spécificité de la République française, porteuse au départ d’une Révolution universelle, et qui ne se conçoit en fait que dans l’ensemble français, borné par des frontières très strictes et très dur sur le plan culturel puisque la République française s’est efforcé de gommer les différences. Encore de nos jours, on voit combien il est difficile pour un Antillais d’être considéré comme Français ! Sur ces points, la communauté gitane française se pose quant à elle beaucoup de questions, et elle a beaucoup de mal à répondre aux questions que lui pose l’État jacobin ! Beaucoup ne comprennent pas que ce qui est bon pour des pays voisins ne saurait l’être pour la France : la royauté en Espagne et dans bien d’autres pays, la démocratie respectueuse des minorités notamment. La manière de penser gitane procède de ses institutions coutumières, et nous ne comprenons pas que la République française ne veuille pas reconnaître l’existence de droits coutumiers sur le territoire national, qui ne remettent pas du tout en cause la citoyenneté française et l’unité du pays.

Royaliste : Quelles sont ces coutumes institutionnelles ?

Jean Sarguera : Elles concernent la manière de décider, qui est collective, et elles sont inspirées par un grand sens de la justice sociale pour nous-mêmes, Français minoritaires, et pour les autres c’est-à-dire pour l’ensemble de nos concitoyens extérieurs à notre communauté. Souligner cela ne signifie pas établir une opposition entre l’homme minoritaire et l’homme majoritaire, qui ont évidemment besoin l’un de l’autre. Mais il faut comprendre que nous portons deux cultures, deux langues, donc deux formes de réflexion. Et nous avons, dans nos relations avec autrui, des problèmes qui proviennent de cette culture particulière : nous avons des problèmes liés à l’honneur et à la moralité avec le gadjo, et nous avons du mal à balayer les préjugés qui nous blessent et l’incompréhension qui naît parfois entre les membres d’une communauté très intégrée et les attitudes individualistes…

Vanko Rouda : Pour en revenir à votre précédente question sur nos rapports avec l’État, je dirai que nous avons toujours été soumis à diverses formes de pression, à diverses formes d’assimilation, à diverses formes de ségrégation et de vexations (le carnet de voyage qui existe encore). En outre, nous sommes rattachés au secrétariat d’État à l’intégration, ce qui est tout de même étonnant pour des gens qui sont nés en France, qui sont citoyens français parfois depuis des siècles ! Pour nous, le combat pour la reconnaissance est permanent. J’ajoute que nous acceptons volontiers l’intégration, puisque tel est le mot, mais que nous ne supporterions pas d’être coupés de nos frères de l’extérieur. Car il y a bien une fraternité vivante entre tous les Gitans. L’État est-il capable de l’accepter en tant que telle, en reconnaissant que nous avons droit à notre langue, à notre histoire, à notre culture, et que les cinq ou six cent mille tziganes visibles ont droit à une représentation ? C’est ce que nous espérons.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 571 de « Royaliste » – 13 janvier 1992

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