Rire avec Elicha ben Abouya

Déc 14, 1992 | Références

 

Rabbin et philosophe, Marc-Alain Ouaknin compose de livre en livre une œuvre pleine d’allégresse. Rien n’est plus facile que de la partager.

Pourquoi lire un rabbin quand on n’est pas croyant ? Pourquoi lire un philosophe quand on n’a jamais fait de philosophie ? Pourquoi un rabbin se pique-t-il de philosophie au point d’en devenir docteur ? Et comment la philosophie peut-elle se concilier avec un ministère religieux ?

La réponse à toutes ces questions, à vrai dire naïves, est dans un des premiers titres de ce doctoral rabbin : il faut lire comme on rit, aux éclats. Pour le plaisir d’un texte qui étonne et séduit. Parce que chaque page exprime une joie communicative, un bonheur d’aimer qu’il faudrait dire autrement qu’avec des mots usés.

La joie, l’amour ? D’aucuns penseront que c’est là l’ordinaire langue de bois des religieux de toutes sortes. Leur méprise ne sera pas longue à se dissiper puisque notre auteur a successivement publié un Eloge de la caresse (1), des Méditations érotiques (2) et un Concerto pour quatre consonnes sans voyelles (3) qui indiquent clairement que ce philosophe n’est pas un esprit abstrait indifférent ou ennemi du sensible, que ce rabbin ne vit pas courbé sur le texte sacré, dans l’oubli du monde créé et des êtres de chair. Avec Marc-Alain Ouaknin, nous participons au mouvement d’une « pensée rieuse », intelligente à proprement parler en ce qu’elle relie la lecture de la Bible et du Talmud à celle des plus modernes auteurs dans une réflexion qui s’adresse aux juifs et aux chrétiens, aux croyants et aux incroyants – bref à tous ceux qui veulent trouver ou retrouver du sens sans perdre leur liberté.

La démarche est plus difficile qu’il n’y paraît : dès qu’il y a explication, la tentation est forte de s’y arrêter, de l’enfermer dans un dogme qui l’épuise et qui ruine notre liberté. Mais la liberté peut aussi se réduire à une divagation insignifiante, d’où surgissent l’angoisse et le désir d’une réponse religieuse et politique absolue, définitive. Alors il importe de préserver la liberté de l’interprétation, le questionnement incessant – par rapport à un texte et selon une tradition. Mais, sacré ou sacralisé, le texte n’incite-t-il pas à la récitation ? Et la tradition n’est-elle pas clôture et répétition infinie ? Marc-Alain Ouaknin ne cesse de protester contre cette réduction et cette mutilation – et avec lui tous ceux qui pratiquent avec un humour délicieux la « lecture infinie » de la Bible et du Talmud.

Car tous ces rabbins ne sont pas sérieux ! Ils racontent de drôles d’histoires, ils jouent avec les lettres et les mots… Mais l’humour juif n’est pas une plaisanterie : il participe de la sagesse philosophique, il est essentiel à la lecture talmudique. Ainsi le rire d’Elicha ben Abouya « fait éclater toute pensée qui s’installe dans l’illusion de contenir logique et vérité ». Rire aux éclats permet de lire en liberté. Et la tradition devient le contraire d’un dogme étriqué dès lors qu’elle est comprise comme mémoire accueillante et féconde : « un passé sans tradition est une violence pour le présent, alors que le passé de la tradition ne tire pas en arrière mais pousse en avant, selon la formule de Rabbi Nahman : (…) Il n’y a de souvenir qu’en direction du monde qui vient ». Si le sens de ces phrases est immédiatement accessible, il ne sera jamais épuisé et s’offre par conséquent au commentaire – à commencer par le nôtre.

Prolonger le commentaire, c’est voyager dans le temps, c’est faire l’expérience du temps qui naît dans l’espace entre le texte et l’interprétation du texte. Et ce voyage permet de faire vivre le sens au lieu de le fixer, et de vivre soi-même dans la liberté. Remonter jusqu’à Adam et Eve, et relire la Bible à ce sujet, c’est s’apercevoir que la femme n’a pas été tirée de la côte du premier homme puisque le mot qui décrit l’opération signifie à la fois opposition et récit. La femme ne surgit pas comme complément de l’homme, « elle est prise de l’homme afin de le faire sortir de la totalité de son propre moi […] Ainsi peut-on dire que la femme est un roman ; elle introduit fiction et scission, elle est le récit de la brisure en l’homme ».

Hélas, chacun sait que, dans la relation à autrui, la violence n’est jamais loin. Penser, et vivre, c’est lui opposer une éthique de la caresse, reconnaître dans tout visage le sourire de Dieu, retrouver une politique accomplie au risque de l’histoire. Car le souci politique, à moins de s’abolir dans la logique totalitaire, implique l’ouverture à la multiplicité du sens, le dialogue, donc le respect de l’autre homme, et une relation à la loi qui ne va pas sans humour. La sagesse est dans l’incertitude.

***

(1) Lire aux éclats, Eloge de la caresse, Editions Lieu commun, 1989 ; réédition Quai Voltaire, 1992.

(2) Méditations érotiques, Essai sur Emmanuel Levinas, Balland, 1992.

(3) Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Au-delà du principe d’identité, Balland, 1991.

Article publié dans le numéro 590 de « Royaliste » – 14 décembre 1992.

 

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