GISELE, JEAN, PAUL ET LE PETIT ROGER….

Si vous les croisiez dans la rue, vous ne leur prêteriez pas attention. Rien ne les distingue des autres passants – ni le visage, ni le regard, ni la silhouette, ni le vêtement. Comme tant d’autres parmi nous, ils sont entrés dans le grand âge.

C’est qu’ils étaient encore adolescents en 1940. Trop jeunes pour l’armée française mais pas pour la lutte armée. Des garçons et des filles, lycéens, ouvriers, artisans – de simples patriotes. Leurs parents et la République les avaient élevés dans ce sentiment. Certains, qui appartenaient à la famille communiste, ajoutaient au patriotisme une claire appréhension du fascisme qu’ils avaient vu triompher en Espagne. Ils entrèrent dans des réseaux, cachèrent des aviateurs alliés, fabriquèrent des bombes, firent sauter des trains. Tôt ou tard, ils furent arrêtés par la Gestapo, emprisonnés, déportés.

Ceux que je veux présenter arrivèrent par divers chemins au camp de Mauthausen. Gisèle Guillemot, Jean Gavart, Paul Le Caër et Roger Gouffault n’avaient pas vingt ans lorsqu’ils furent jetés en enfer. Ils ont survécu puis ils ont fait leur vie, normale dans ses apparences mais à jamais marquée par les années passées au camp. Ils ont attendu longtemps, parfois plusieurs décennies, avant de décider l’écriture et la publication d’un livre (1).

Publication confidentielle d’ouvrages aux titres empreints de retenue : la vie « entre parenthèses » de Gisèle ; la « jeunesse confisquée » de Jean Gavart… La plupart des éditeurs et des journalistes négligent ces modestes témoignages, préférant nous offrir maintes rééditions de Primo Levi et de Robert Antelme. Il faut lire et relire « Si c’est un homme » et « L’Espèce humaine », mais les lecteurs étrangers aux camps nazis trouveront des pages tout aussi essentielles chez celles et ceux qui ne sont pas des écrivains reconnus et qui n’en sont pas moins des écrivains.

Faut-il les réputer « bons », « excellents », « admirables » ou encore « émouvants » ? Le mieux est de renoncer à tout adjectif qualificatif qui nous renverrait à un jugement esthétique tout à fait déplacé et qui pourrait paraître complaisant : Gisèle, Paul, Roger et Jean se retrouvent au sein de l’Amicale de Mauthausen, à laquelle j’appartiens. Je demande qu’on les lise ainsi d’autres simples récits écrits par des rescapés des camps nazis,non pour faire son « devoir de mémoire » mais pour que chacun participe au travail de la mémoire.

Il ne s’agit plus de compatir. Lorsque les anciens déportés sont rentrés des camps, ils ont été trop souvent reçus avec arrogance, interrogés sans ménagement et exposés à l’incrédulité. C’est en 1945 qu’ils avaient besoin de sollicitude. Maintenant, ils souhaitent qu’on les écoute afin que nous puissions comprendre autant que possible ce qu’ils ont vécu.

Ce travail de la mémoire, auquel nous sommes conviés, ne porte pas seulement sur l’histoire du système concentrationnaire nazi et des crimes qui y furent commis. Il n’est pas seulement effectué pour prévenir la résurgence du fascisme et du national-socialisme. A mes yeux, ces simples récits doivent être lus et médités comme autant de traités pratiques de résistance, dignes d’être étudiés par les philosophes.

Le nazisme est un nihilisme accompli, la plus méthodique de toutes les tentatives d’anéantissement, physique et métaphysique, d’êtres humains. Avant de mourir, les déportés devaient être changés en bêtes sauvages, tenaillées par la peur et par la faim. Certains, isolés, hébétés, tombaient dans une sorte d’animalité. D’autres choisissaient de mourir – ultime affirmation de leur libre arbitre. Beaucoup luttaient, sachant que l’homme ne doit rien céder lorsque sa dignité est en jeu. Les philosophes méditeront la confrontation entre Roger Gouffault et un SS qui voulaient lui faire dire en allemand qu’il bouffait comme les animaux alors que « le petit Roger » répétait sous les coups qu’un Français mangeait comme tout être humain. Pour un verbe, Roger était prêt à mourir mais c’est le SS qui finalement renonça. La première résistance, personnelle, se faisait ainsi, par une parole, une chanson, un rire – preuves élémentaires d’humanité qui signifiaient au nazisme sa défaite sur l’essentiel.

La terrifiante organisation nazie fut également impuissante dans sa tentative de dissociation des déportés. Le camp aurait dû déchaîner la guerre de tous contre tous pour la cuillerée de soupe et le bout de pain. Existait au contraire une société fortement structurée en groupes nationaux et dirigée clandestinement par une organisation de résistance où se retrouvaient notamment des Espagnols – anciens combattants de l’armée républicaine – et des Français gaullistes ou communistes, catholiques ou athées. Du point de vue de la philosophie politique, il me paraît capital de constater que les appartenances nationales n’ont pas été détruites et que, au cœur de la pire des épreuves, les liens religieux, les solidarités militantes et les distinctions sociales étaient transcendées par une fraternité immédiate, concrète, que chacune et chacun pratiquait au péril de sa vie.

Savoir ce qui résiste ne signifie pas que l’on sera capable de résister, même dans les conditions de confort qui sont les nôtres et que nous devons à Gisèle, à Paul, à Jean et au petit Roger.

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(1) Gisèle Guillemot, (Entre parenthèses), L’Harmattan, 2008.

Jean Gavart, Une jeunesse confisquée 1940-1945, L’Harmattan, 2007.  Roger Gouffault, Quand l’homme sera-t-il humain ? 2ème édition, Ecritures,  Matricule 34534 (Roger Gouffault), Déporté à Mauthausen, Ecritures. Paul Le Caër, Mauthausen, Crimes impunis, OREP Editions, 2007.

Article publié dans le numéro 928 de « Royaliste » – 2008

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