Raymond Barre : Du chef-comptable au notable en chef

Déc 10, 1987 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Tel le laboureur des fables anciennes, Raymond Barre a tracé ses sillons et semé son grain, avec une patiente rigueur. La besogne n’est pas achevée, mais il peut contempler le résultat de sa peine. Plutôt que de perdre son temps dans les bavardages de café du Commerce, l’ancien Premier ministre a quadrillé le pays, installé ses réseaux, visité ses clientèles. Le pèlerin solitaire des premiers temps est maintenant suivi d’une imposante cohorte, et entouré d’une myriade de jeunes experts – en attendant les ouvriers de la onzième heure qui multiplient les signes de connivence. M. Barre ne peut en douter : au printemps prochain, la moisson sera belle.

PIÈGE DU RÉALISME

Est-il bien raisonnable de résister à tant de qualités ? Cette action méthodique, ces discours débordants de compétence et de réalisme, ce refus de la démagogie et des jeux stériles de la politique, cette distance à l’égard des partis, ne contiennent-ils pas la promesse d’une saine et sage gestion, au profit de la « France calme et solide » dont le barrisme serait « l’incarnation » ?

Au contraire, c’est ce calme et cette solidité qui devraient inquiéter. Oh ! bien sûr, la sagesse barriste n’a que des avantages dans la tactique. Les discours lisses, les formules faciles, les mots consacrés permettent au candidat de ratisser large. Qui est contre « le développement d’une société de liberté, de responsabilité et de solidarité » ? Qui n’aspire pas à l’unité et refuse de souscrire à la « volonté de progrès » ? La banalité des propos conduit à s’interroger sur ce qu’ils recouvrent, et à redouter la politique qui ne sera vraiment révélée qu’après la conquête du pouvoir. Les barristes répondront que l’essentiel est d’être réaliste (REEL est le nom de leur réseau) et que la compétence du candidat ne peut manquer de susciter la confiance.

Réalisme, compétence, confiance, il faut avoir peur de ces mots clés du vocabulaire bien-pensant. Contrairement à l’idée reçue, les hommes politiques n’ont pas à se soumettre à la réalité. Leur tâche est de la transformer, voire de l’inventer. La réalité, en 1940, c’est la défaite, et le bon sens veut que l’on s’en arrange. Telle est la politique du maréchal Pétain, célébrée comme un « retour au réel » et qui bénéficie de la confiance d’une majorité de Français. Seule la « folie » du général de Gaulle et de quelques-uns pouvait mettre fin à cette résignation et à cette imposture.

Sans vouloir le comparer à Pétain, craignons que Raymond Barre, face à des enjeux assurément moins tragiques, nous force simplement à accepter l’ordre des choses, aussi injuste soit-il. Mais la compétence du professeur d’économie ? On sait qu’elle n’a pas fait merveille avant 1981, et André Grjebine observait récemment (1) que « pour ne rien faire face au chômage, M. Barre est incontestablement le meilleur candidat ». En outre, on aurait tort de croire que la compétence doit être la qualité majeure d’un chef d’Etat. Cela ne signifie pas qu’il faille voter pour le plus bête, mais que les tâches ne doivent pas être confondues. La compétence est le critère des bons techniciens, mais un chef d’Etat est au-delà de toute spécialité. Ce qui importe, c’est la relation qu’il établit avec la France passée et présente, c’est son indépendance, son sens de l’Etat, son exigence de justice. La compétence militaire du général de Gaulle a peu compté lorsqu’il était aux affaires, au regard d’une passion qui échappe habituellement aux rédacteurs de manuels de science économique. S’il est vrai que rien de grand ne se fait sans passion, il y a fort à craindre que Raymond Barre ne gère petitement un pays qui ne peut exister longtemps sans se surprendre lui-même.

FROIDEUR

On se récriera : M. Barre respecte l’Etat ! M. Barre aime son pays et n’a de leçons à recevoir de personne ! Je n’en disconviens pas. Mais, de sa vie politique, garde-t-on le souvenir d’un élan, d’une grande erreur généreuse, d’une émotion vraie ? Seulement, devant un pays bouleversé par l’attentat de la rue Copernic, le froid dénombrement des victimes françaises et de celles qui, à ses yeux, semblaient ne pas l’être. Antisémite, M. Barre ? Non pas : un comptable, un homme de dossiers, qui laisse percer des préjugés bas. Raymond Barre réussira peut-être une carrière, mais il est sûr qu’il n’aura pas de destin.

A ceux qui jugeraient ces remarques par trop subjectives et malveillantes, des éléments de preuve peuvent être donnés. Un homme politique vaut aussi par les fidélités qu’il suscite et par les soutiens qu’il reçoit. Or, à quelques brillantes exceptions près, la composition de « l ‘équipe de France » (2) qui entoure le candidat dit bien que M. Barre ne peut rassembler que des notables conservateurs ou franchement réactionnaires. Nul ne dénie à cette partie de la France « calme et solide » le droit de vouloir préserver la solidité de ses intérêts, même s’il lui faut pour cela utiliser un langage de guerre civile et se compromettre avec l’extrême droite. Mais il est permis de souhaiter que MM. Lecanuet et Gaudin, par exemple, ne deviennent pas demain « l’incarnation » de la France en siégeant à son gouvernement – tant il est vrai que ces politiciens archétypiques ne pourront jamais exprimer autre chose que leur propre médiocrité.

***

(1) « Le Monde » du 17 novembre 1987

(2) « Le Monde » du 1er décembre. Se désigner comme « équipe de France » révèle, sous le masque libéral, un inacceptable désir d’exclusion : ni les chiraquiens ni les socialistes ne font partie de l’anti-France .

Editorial du numéro 482 de « Royaliste » – 10 décembre 1987

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