Dans la première partie de cette étude (« Royaliste » N°406), nous avons tenté de repérer, dans l’histoire de l’Occident, la naissance du racisme. Son « invention » coïncide-t-elle avec l’apparition de notre civilisation, procède-t-elle de sa pensée sur l’homme, de son regard sur l’autre ? Le survol de cette longue histoire montre qu’il s’agit d’une invention tardive. Sans idéaliser des sociétés qui pratiquaient l’exclusion juridique ou religieuse – celle des esclaves, celle des Juifs par exemple – il est clair que le fantasme raciste n’apparaît que dans l’Espagne de Charles Quint, avant de se constituer en prétendue science dans l’Europe éclairée par la Raison et animée par la passion de l’égalité.

Pour comprendre la rupture dans la conception même de l’homme qui est à l’origine du racisme, pour situer l’origine philosophique d’une folie qui allait devenir meurtrière, c’est encore à Léon Poliakov qu’il faut se référer (1). En quelques phrases essentielles, l’historien de l’antisémitisme établit la relation qui se noue entre le racisme et la modernité : « Tant que les Juifs vécurent effectivement sous un régime d’exception, ils furent considérés, en bonne doctrine théologique, comme participant pleinement de la nature humaine, la malédiction pesant sur eux n’étant qu’une expiation, du point de vue de l’anthropologie chrétienne. C’est lorsqu’ils furent émancipés, et purent se mélanger librement à la grande société bourgeoise, que la malédiction devint, aux termes d’une nouvelle anthropologie dite scientifique, une différence ou infériorité biologique, et que la caste méprisée devint une race inférieure, comme si la rouelle ou le chapeau conique de jadis était désormais gravé, « intériorisé », dans leur chair, comme si la sensibilité de l’Occident ne pouvait se passer de la certitude d’une distinction qui devint, une fois effacés les signes visibles identifiant le Juif, une invisible essence ».

UNE IDÉE DE LA NATURE

Etonnant paradoxe qui fait surgir, à la suite de la Déclaration des Droits de l’homme, un antisémitisme radical fondé sur une hiérarchie, réputée scientifique, des races. Pourtant les faits sont clairs. Le mythe aryen naît au tournant du siècle. D’abord linguistique, l’aryanisme devient une vision à prétentions historiques. En Europe, nombre de savants croient trouver les racines de la civilisation et de l’humanité vraie du côté de l’Asie. Les Aryens représenteraient la race valeureuse, conquérante, supérieure, les « Chamites » (Noir) et les « Sémites » n’étant que des rameaux avilis. Renan parle de « l’épouvantable simplification de l’esprit sémitique », d’une « combinaison réellement inférieure de la nature humaine » et Hegel dira du nègre qu’« on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme ». Déjà, Voltaire écrivait que les Européens sont des « hommes qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme les nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres ».

Ce sont ces supériorités ou infériorités de nature que les savants, à partir du 18ème siècle, chercheront à établir. Le concept de race humaine, inventé à ce moment-là, s’accompagne de classifications apparemment scientifiques mais qui sont en réalité fondées sur des jugements de valeur. Ainsi Buffon prétend établir que le Blanc seul est véritablement homme, les Noirs formant une race dégénérée et les Lapons « peuple abject » (parce qu’ils se baignent nus) étant rejetés au dernier rang des bipèdes sans plumes. Pour Linné, l’Européen est « inventif et ingénieux », l’Asiatique « fastueux et avare », l’Africain « rusé, paresseux, négligent » et l’Américain « opiniâtre est un amoureux de la liberté ». Kant lui-même estime que « les bâtardisations entre Américains et Européens, ou ces derniers et les Noirs, dégradent la bonne race, sans élever en proportion la mauvaise » (2).

C’est également au XVIIIème siècle que naît la « science » physiognomonique, dont le succès s’est prolongé jusqu’à nos jours. Le Suisse Lavater (1741-1800) qui publie sur le sujet un traité en dix volumes, voit dans l’Art de la physionomie » (3) à la fois «l’âme de la prudence» et la «terreur du vice». Science bien utile en effet, qui permet de repérer, grâce au savant, la bonté et la méchanceté à partir d’une analyse méthodique des traits du visage. Mais il ne s’agit pas seulement de visage. Il y a surtout le crâne dont «la connaissance… est le fondement le plus solide de celle de l’homme ». On peut voir « à la seule inspection du crâne, la différence du genre de vie et celle des forces des différents peuples, et distinguer une nation d’une autre ». Fantastique Lavater qui, à la simple vue d’un crâne, se flatte de reconnaître « évidemment le caractère d’une femme naturellement portée aux petites choses, à la propreté et à l’exactitude, dominée par l’avarice et par un esprit inquiet, et n’ayant de sagacité que dans les minuties » ! Au XXème siècle, on se flattera de posséder cette connaissance crânologique et on se livrera à des « repérages » tout aussi « évidents »… Les intellectuels du siècle des Lumières ne riaient pas des cocasseries lavattériennes. Diderot estimait fort notre Suisse qui était l’ami de Goethe et admirait fort Rousseau.

MYTHOLOGIES SCIENTIFIQUES

Naissance du mythe historico-racial du bel et bon aryen. Naissance de la crânologie. Naissance aussi, au XIXème siècle, d’une science médicale qui va, malgré ou à partir du dogme moderne de l’égalité naturelle entre les hommes, inventer toute une mythologie de l’hérédité.

Pourtant, Michelet avait célébré la Révolution française, par qui « disparaît du monde… l’injuste transmission du bien, perpétuée dans la noblesse ; l’injuste transmission du mal, par le péché originel, ou la flétrissure civile des descendants du coupable ». L’égalité naturelle s’impose donc, libératrice. Mais voici que l’on s’intéresse à cette nature et à ses lois. La science va les établir et désigner de toute son autorité les bonnes et les mauvaises hérédités. Grâce à Linné, nous savons déjà que le bien est du côté du Blanc, naturellement supérieur. Grâce aux éminents savants du XIXème siècle, nous saurons où est le mal, et comment il se propage. Ainsi, comme le souligne Jean Borie (5) « voici apparaître une élection à rebours, désignant et accablant des familles maudites, des familles de l’anti-privilège, des familles que le mal a choisies, et c’est la Science même qui rétablit plus solidement que jamais le principe de l’hérédité de la faute ».

Fascination pour la nature, éprouvée par Michelet, obsession de la tare héréditaire, peur de la syphilis, hymnes à la vie, à la fécondité, marquent la littérature du 19ème siècle. Et le médecin devient maître à penser et à vivre, juge impartial du bien et du mal. Car les maladies nerveuses, les attitudes psychologiques anormales ou les désordres moraux qui font le désespoir des familles bourgeoises « ne sont, dans l’immense majorité des cas, que le développement naturel d’un principe morbide déposé par la transmission héréditaire dans la constitution d’un individu » (6). Et Morel, dans son « Traité des dégénérescences », prétendra établir le mécanisme de la transmission héréditaire du mal biologique. Par-là, le bon médecin entend non seulement les maladies mentales et organiques, mais aussi les perversions morales : alcoolisme, masturbation, sodomie, et même les naissances hors mariage qui prédisposent à une surexcitation anormale. Péchés individuels, mais aussi péchés sociaux : toutes ces maladies, toutes ces tares, toutes ces débauches s’observent surtout dans certaines « variétés » de l’espèce humaine qui, écrit Morel, ont été désignées à juste titre sous le nom de « classes dangereuses ». On a compris que le prolétariat industriel forme, par sa dégénérescence physique et morale, une sous-humanité sauvage qui menace la civilisation et l’espèce humaine. Certes, Morel est progressiste et envisage une régénération possible, qui préfigure l’eugénisme. Mais demeure l’obsession de la tare héréditaire, de la menace qu’elle fait peser sur la société, et d’abord sur la famille.

Cette obsession héréditaire, nous la retrouvons chez Zola, plus tard chez Barrés (la terre et les morts) et chez Léon Daudet (« L’hérédo »). Sans doute. Barrés et Daudet sont « de droite ». Mais Zola ! « Comment Zola, qui dénonçait dans le vieux monde pourri, vétusté et détesté, les Buchenwald de nourrissons de la campagne normande, comment, lui qui voulait régénérer la race française par le travail et la fécondité, aurait-il pu supposer que, quarante ans plus tard, du côté des organisateurs d’une race purifiée, unifiée, flambant neuve, heureuse, on mettrait sur pied, pour l’élimination des déchets, un système de masse supérieurement efficace ? Comment Zola aurait-il pu savoir que c’était du côté du nouveau monde de « Fécondit é» que la mort industrielle avait vraiment son avenir ? Pour lui, l’élimination des monstres caducs devait s’opérer elle-même. Candeur de l’idéologue. Heureusement qu’il y a toujours un technicien pour ne rien laisser au hasard » (7).

Zola est pleinement de son temps. Pleinement en accord avec la Science et le Progrès. A la fin du siècle, l’idée de régénération s’impose, à la suite des travaux de Darwin. Il y a des races dégénérées, mais aussi de belles et bonnes races. Le docteur Féré le dit : « à la santé héréditaire correspond la beauté physique, à l’hérédité morbide correspond la laideur ». Beauté, santé physique et morale ne font qu’un. En toute bonne conscience, la science, par ses analyses et par son œuvre prophylactique, est du côté de la vertu et regarde vers l’avenir. Mais, comme le dit Jean Borie, l’avenir appartient aux techniciens…

RACISME ET ÉGALITÉ

Comment en est-on arrivé là ? Les textes cités – ceux de Linné, ceux des médecins – montrent que ces savants vénérés ont commis d’énormes erreurs de méthodes. Aux descriptions physiques, aux théories à prétentions scientifiques, se mêlent des considérations esthétiques, des jugements éthiques, voire des réactions politiques.

Très largement répandues, ces erreurs ne peuvent s’expliquer par un manque d’intelligence des chercheurs, ou seulement par les balbutiements d’une science en gestation. Derrière l’idéologie de la race, apparaissent une nouvelle philosophie sociale et un nouveau pouvoir qui viennent se substituer aux anciennes formes de la transcendance et de l’autorité.

Au nom de l’égalité et de la liberté, la Révolution française et les philosophes du Contrat social avaient proclamé la mort de la transcendance religieuse, et détruit un pouvoir politique extérieur à la société. Désormais, les hommes étaient conviés à s’organiser eux-mêmes, le pouvoir étant immergé dans une société librement fondée. Politiquement, l’expérience eut tôt fait d’échouer. La Révolution fait surgir la Terreur, non la liberté, la dictature de salut public, non l’égalité… le même phénomène affecte la philosophie sociale. A l’ancienne théologie, à la conception chrétienne de l’homme et du monde, se substitue une nouvelle religion, séculière cette fois, qui aboutit à une cosmologie fantasmatique et à une conception réductrice de l’homme. Le savant prend la place du théologien, pour imposer une dictature d’autant plus absolue qu’elle prétend se fonder sur l’observation des « faits », sur le respect des « lois » de la nature. Point de recours contre de tels décrets alors que, lorsque l’Eglise errait, il était toujours possible, Maurice Clavel le rappelait souvent, d’en appeler à la parole du Christ.

Fondé sur une idée de l’égalité, le monde moderne n’a donc cessé, dans l’ordre politique, par le biais de l’idéologie et de la science, de réinventer de nouvelles formes de discrimination, qui se sont substituées à la distinction des statuts de l’ancienne société hiérarchique. Aussi le racisme apparaît-il comme une invention de la modernité, qui vient remplacer ce qu’elle avait voulu détruire. Comme l’écrit Louis Dumont « le racisme répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement et naturellement, dans la société hiérarchique. Rendez la distinction illégitime, et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinction, et vous avez l’idéologie raciste » (8).

L’abolition des différences de statuts juridiques, loin de permettre l’égalité entre les hommes, établit entre ceux-ci une inégalité impitoyable puisqu’il n’est plus possible de l’effacer par affranchissement ou conversion. Nul ne peut changer la couleur de sa peau, nul ne peut modifier son hérédité biologique, nul ne peut s’affranchir de ses origines familiales juives, tziganes ou slaves. S’il les oublie, d’autres, généalogistes, crânologues ou physiognomonistes, ne les oublieront pas. Hitler n’était donc ni aberrant, ni rétrograde, mais parfaitement inscrit dans la logique d’un temps qui n’est pas mort avec lui. La critique de la modernité, qui ne signifie pas l’apologie des sociétés traditionnelles, est aujourd’hui indispensable pour fonder la démarche de l’antiracisme militant.

***

(1) Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 2 volumes Poche-Pluriel.

(2) Citations tirées de Léon Poliakov, op. cit. Voir aussi son ouvrage sur Le Mythe aryen.

(3) Lavater : De la physionomie.

(4) Sur Lavater, cf. Michel Le Bris : Le Paradis perdu (Grasset).

(5) Jean Borie :  Mythologie de l’hérédité au XIXème siècle (Galilée).

(6) Moreau de Tours, cité par J. Borie.

(7) J. Borie, op. cit.

(8) Louis Dumont « Caste, racisme et stratification », appendice à Homo hierarchicus, (Gallimard «Tel», nouvelle édition). La notion de hiérarchie chez Louis Dumont ne correspond pas à l’image courante (l’armée, etc.) ; elle est conçue comme « englobement des contraires ».

Article publié dans le numéro 407 de « Royaliste » – 20 juin 1984

 

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