Qu’est-ce que le néo-conservatisme ? Entretien avec Yves La Marck

Jan 20, 2003 | Entretien

 

Notre collaborateur Yves La Marck observe depuis plusieurs années la vie politique aux Etats-Unis. Lors d’une conférence prononcée à nos Mercredis parisiens, il avait montré la puissance du courant néo-conservateur américain, analysé le contenu de son idéologie et souligné son influence sur les actuels dirigeants du pays. Nos lecteurs pourront constater l’ampleur du malentendu transatlantique et seront désormais avertis des pièges de l’anti-américanisme, tout autant que des illusions de l’américanophilie. La voie étroite que nous suivons se trouve ainsi confirmée et précisée.

 

Royaliste : Qu’est-ce que le néo-conservatisme ?

Yves La Marck :  C’est un courant politique très important aux Etats-Unis. Il se caractérise par une grande sévérité à l’égard de l’Europe et accentue ses critiques en exploitant le sentiment anti-américain de certains milieux européens. Cette attitude, que l’on peut trouver étrange, s’accompagne d’un paradoxe : aux Etats-Unis, ceux qui attaquent le plus le comportement européen sont aussi les plus européens de tous les citoyens américains !

Royaliste : Cela demande des explications…

Yves La Marck : Les Américains « europhiles » rejettent le multiculturalisme ; ils veulent que l’Amérique reste européenne et préserve les valeurs européennes. Ils estiment que cette Europe qui se détourne des Etats-Unis et qui leur fait défaut les affaiblit dans le combat qu’ils mènent à l’intérieur de leur pays.  Dans la critique de l’Europe, on perçoit l’expression d’un regret, on discerne une frustration réelle et d’autant plus forte que ces « europhiles » déçus sont très inquiets de l’évolution sociologique et démographique des Etats-Unis. Ainsi, la population d’origine mexicaine contrôle maintenant la situation électorale dans les trois grands Etats qui décident de l’élection du président des Etats-Unis : la Californie, le Texas et la Floride.

Royaliste : Cette sévérité sur fond de déception n’est-elle pas un phénomène passager, provoqué par les propos entendus lors de la campagne électorale en Allemagne ?

Yves La Marck : Non. En France, on ne mesure pas la dureté des critiques exprimées par les médias et une partie des intellectuels conservateurs américains, ni la force et l’influence du courant que ces derniers constituent.

Le courant conservateur, qui s’inspire du libéralisme d’Edmund Burke, a toujours existé aux Etats-Unis ; mais il  s’est considérablement développé au fil des générations grâce à tout un réseau de clubs de réflexion (les think tanks) qui influencent fortement le Parti républicain, certaines universités, l’entourage du président et George Bush lui-même. Celui-ci est beaucoup plus influencé par cette idéologie néo-conservatrice que ne l’était son père.

Royaliste : Où peut-on trouver l’expression de cette idéologie ?

Yves La Marck : La pensée néo-conservatrice s’exprime dans de petites revues, très influentes sur les éditorialistes des grands quotidiens, les columnists qui sont repris par de très nombreux journaux d’un bout à l’autre des Etats-Unis.

Parmi ces hebdomadaires, le plus ancien est la National review, qui a consacré en octobre un dossier à l’anti-américanisme français.  On peut citer American enterprise, financée par la Fondation pour l’entreprise, qui consacrait dans son numéro de décembre un dossier à la « dérive des continents » – autrement dit le divorce entre les Etats-Unis et l’Europe. Il y a aussi Weekly standard : c’est la revue que parcourt le président Bush parce qu’on y trouve beaucoup de caricatures : elle s’en prenait dans son numéro d’octobre aux Allemands désignés comme les « adolescents en colère de l’Europe ». Les rédacteurs de Weekly standard sont très bien informés, notamment sur la France et les dossiers que cette revue a consacrés aux Juifs français et à l’islam en France étaient fort bien documentés mais très critiques pour notre pays. Les Français connaissent mieux Commentary, revue publiée par l’American Jewish commitee qui a adopté des positions de droite en politique étrangère et dans le domaine culturel.

Royaliste : Comment s’explique le point de vue de ces néo-conservateurs ?

Yves La Marck : Il y a trois facteurs principaux.

Le premier est d’ordre institutionnel. Les néo-conservateurs n’ont pas compris ou ne veulent pas comprendre l’Union européenne. Ils découvrent aujourd’hui une Europe « post-nationale », au sens d’Habermas – d’où leur colère contre les Allemands. Ils fustigent l’abandon de l’esprit national sur le continent européen qui entraîne la démission face au périls extérieurs.

Le second facteur est donc stratégique : pour les néo-conservateurs américains, l’Union européenne a renoncé à l’esprit de défense au profit du pacifisme.

Le troisième facteur touche à la civilisation même : cette Europe pacifiste (avec référence à Munich) aurait renoncé à ses valeurs, elle serait devenue antisémite (les exactions commises récemment viennent à l’appui de cette thèse) parce qu’elle serait en train de s’islamiser. Le thème de l’immigration revient très fréquemment chez les néo-conservateurs, avec une connotation négative pour ce qui concerne l’Europe. Au contraire, l’immigration est jugée positive pour les Etats-Unis, elle a une valeur fondatrice quant à la société américaine : ce sont les immigrants européens qui ont fondé les Etats-Unis alors que, selon les néo-conservateurs, l’arrivée d’immigrés en Europe met à mal les valeurs européennes.

Positif ou négatif, ce mythe de l’immigrant est très fort aux Etats-Unis. Il créé une attitude compliquée car les immigrants européens venus aux Etats-Unis se sentaient rejetés par l’Europe, ceci depuis les Pères Pèlerins du Mayflower jusqu’aux Juifs européens qui ont fui les pogroms de la fin du 19ème siècle puis le nazisme. Ce sentiment de rejet n’est pas seulement le propre de la droite chrétienne, ou de la communauté juive : il est fondateur pour les Américains, y compris ceux qui ne participent pas de la culture chrétienne ou juive.

Royaliste : Ce sentiment est-il partagé par toutes les communautés américaines ?

Yves La Marck : Non. Les Noirs, immigrants forcés, ne partagent pas cette attitude sur l’Europe. Il serait intéressant de savoir ce que pensent les Mexicains, qui sont numériquement à égalité avec les Noirs et qui représenteront dans quelques années 30{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de la population. C’est là une donnée très importante, mais je ne connais pas d’études sur les sentiments que pourrait éprouver cette population sur les questions dont je viens de parler.

Royaliste : S’il est certain que le courant néo-conservateur exerce une influence sur l’attitude de nombreux citoyens américains, pèse-t-il fortement sur la politique du gouvernement des Etats-Unis vis-à-vis de l’Union européenne ?

Yves La Marck : Les élections allemandes ont été un événement décisif pour le courant néo-conservateur, qui faisait jusqu’alors beaucoup plus confiance à l’Allemagne qu’à la France. Les critiques que notre pays adresse aux Etats-Unis ne constituent pas un phénomène nouveau, donc nous n’étions pas particulièrement visés. Au contraire, les néo-conservateurs sont tombés de très haut quand ils ont entendu ce qu’on disait des Etats-Unis en Allemagne : la stratégie américaine s’appuie depuis très longtemps sur la République fédérale, le soutien des Anglais étant considéré comme acquis – ce qui n’est pas nécessairement le cas.

La position centrale de l’Allemagne, la puissance de son économie, la croyance en une Allemagne « rédimée » faisait de ce creuset de l’OTAN un allié privilégié. Pour les néo-conservateurs, les élections allemandes ont marqué la négation de toute ces caractéristiques. Du coup, ils espèrent que les Français vont revenir vers les Etats-Unis, par peur d’une Allemagne retournant à ses vieux démons. La France est donc très courtisée, pour faire pièce à l’Allemagne. A travers le débat sur l’anti-américanisme en France, certains milieux s’efforcent de retrouver des alliés dans nos médias et chez les intellectuels français qui dénoncent les excès de l’anti-américanisme en France.

Royaliste : De ton point de vue de Français résidant à l’étranger, quelle est la réalité et l’ampleur de cet anti-américanisme dont on débat passionnément en France ?

Yves La Marck : A l’encontre de l’analyse des néo-conservateurs, j’estime que l’anti-américanisme en France n’est pas plus virulent que d’ordinaire et je me demande si le peuple français est vraiment anti-américain. Mais les anti-américains français rendent en ce moment un fier service aux néo-conservateurs car ils leur permettent de repérer les pro-américains français et de les rallier à leur politique !

Les malentendus franco-américains conduisent donc à des dialectiques compliquées et il faut agir avec beaucoup de discernement et de prudence pour ne pas être pris dans les ruses de l’histoire qui se fait. Pour ajouter à la complexité, je dirai aussi que les Français qui cultivent les thèmes classiques de l’anti-germanisme, et qui sont en général anti-américains, rendent eux aussi un joli service aux néo-conservateurs qui souhaitent que la France, en s’opposant à l’Allemagne, en vienne à resserrer ses liens avec les Etats-Unis…

Royaliste : Nous ne pouvons pas être pro-américains, au sens du soutien à la politique que mène actuellement le gouvernement des Etats-Unis ; nous ne sommes pas anti-américains car nous ne considérons pas le peuple américain comme un ennemi ni la culture américaine comme absolument étrangère à la culture européenne. La voie paraît donc très étroite. Quelle attitude adopter ?

Yves La Marck : A Royaliste, nous avons bien fait de ne pas entrer dans le débat entre américanophiles et américanophobes qui sert les intérêts du président Bush et de ses soutiens néo-conservateurs. Pour leur part, les efforts que font les Français aux Etats-Unis pour expliquer la France et l’Europe ont peu de retentissement dans l’opinion publique et guère d’influence sur les élites – alors que l’influence américaine est très profonde dans notre pays.

Dans les colonnes de notre journal, mais aussi sur un plan général, il me paraît sage de penser et d’agir sans se soucier des réactions américaines. Il faut donc présenter un projet politique qui tient en quatre points :

  • Aborder de front la question de l’antisémitisme en France, qui est un aspect très important du malentendu actuel ;
  • Favoriser l’organisation de l’islam de France afin de supprimer un autre sujet de dissentiment entre la France et les Etats-Unis ;
  • Renouveler l’axe franco-allemand, ce qui obligera l’Angleterre à nous suivre, sinon elle ne comptera plus aux yeux des Etats-Unis) ;
  • Bâtir une authentique Europe politique, au lieu de disserter sur les civilisations à la manière de Huntington et de discutailler sur des « valeurs » qui définiraient l’Europe ou qui seraient communes à l’Europe et aux Etats-Unis.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 808 de « Royaliste » – 20 janvier 2003.

Partagez

0 commentaires