Quelle Europe sociale ? Entretien avec Philippe Arondel

Mai 2, 2005 | Entretien, Union européenne

 

Docteur en droit et en histoire économique, chargé de recherches dans un bureau d’études syndicales, auteur de plusieurs ouvrages sur le néolibéralisme, Philippe Arondel est régulièrement invité à s’exprimer dans nos colonnes. Afin de clarifier le débat sur le référendum, nous lui avons demandé d’expliquer la différence entre le modèle social européen, et cette « Europe sociale » dont le projet est exclu, avant même d’avoir été formulé, par les nouvelles directives européennes.

 

Royaliste : Existe-t-il un modèle social européen ?

Philippe Arondel : Oui ! Au cours du 19ème siècle des luttes sociales très violentes ont abouti dans de nombreux pays, et pas seulement en France, à l’inscription dans le droit des « acquis » – ou plus précisément des droits sociaux et économiques. Dans notre pays, ces droits ont été inscrits dans le Code du travail et dans le Préambule de 1946.

C’est ainsi que s’est institué en Europe ce qu’on appelle faute de mieux un « Etat-Providence », une « régulation sociale » – disons un Etat social. Ce modèle est caractérisé par une intervention de l’Etat dans le domaine économique, un système de protection sociale, une libre négociation entre les « partenaires sociaux ».

 

Royaliste : Ce modèle n’est pas homogène…

Philippe Arondel : C’est vrai. Les différences sont nombreuses. Par exemple en matière de protection sociale on distingue le système bévéridgien qui est fondé sur la fiscalisation (avec des variantes, nordiques etc.) et le système bismarckien – le nôtre – qui est fondé sur la cotisation. Mais, pour le reste, le modèle social est relativement cohérent – du moins si on ne confond pas ce modèle social avec le slogan de « L’Europe sociale » lancé pendant les années Mitterrand pour des raisons politiciennes.

 

Royaliste : Depuis sa fondation jusqu’à ces dernières années, l’Europe dite « de Bruxelles » a-t-elle voulu défendre ce modèle social européen, en faire une version continentale harmonisée qui sera étendue de proche en proche aux pays adhérant à l’Union ?

Philippe Arondel : Tel est en effet le projet exprimé par Jacques Delors lorsqu’il présidait la Commission européenne. L’idée de « l’Europe sociale » paraissait d’autant plus positive que le système français s’y trouvait préservé. Mais vous savez que Jacques Delors a défendu en même temps l’idée d’une réforme du système qui permettrait de le sauver – la « réforme » étant implicitement conçue sur le mode libéral.

A votre question, je réponds donc pas la négative. A l’exception de la CECA, le traité de Rome et les traités signés ensuite sont des textes libéraux. Le traité de Rome est surtout économique, mais il est fondé sur quatre libertés – des capitaux, des personnes, des marchandises et des services – qui sont au principe d’un grand marché libéré. La question sociale est pratiquement absente du traité de Rome : il est seulement indiqué que si l’on fait une bonne économie, les répercussions sociales seront positives.

 

Royaliste : Pourquoi n’a-t-on pas souligné cette conception libérale du traité de Rome ?

Philippe Arondel : A l’époque, l’Europe s’affirmait selon deux logiques. La logique libérale était assortie de politiques communautaires fortes, qui étaient interventionnistes : par exemple la Politique agricole commune et Euratom. Mais il n’y avait pas de politique sociale commune et la Communauté Economique européenne s’est construite de manière a-démocratique. Le rôle des « experts » est très important, de même que celui de la Cour de Justice européenne qui crée la jurisprudence communautaire dans des domaines décisifs – notamment celui de la concurrence.

 

Royaliste : Mais alors, que signifie « Europe sociale » ?

Philippe Arondel : Cela peut avoir deux sens :

– si l’on veut un grand marché et pour que « ça » circule, il faut un minimum de coordination technique, par exemple sur la liberté de circulation et d’établissement, afin qu’un Hollandais, par exemple, puisse s’installer et travailler à Aubenas.

– à partir de 1985 on va essayer d’insuffler du droit social dans le système européen qui est marqué par l’adoption de l’Acte unique en 1986. Vous savez que ce traité était très libéral dans sa conception et dans ses prescriptions : la gauche française a voulu, avec Jacques Delors, lui donner un équilibre en formulant le souhait d’une « Europe sociale ».

Royaliste : Pour quels résultats ?

Philippe Arondel : A dire vrai, pas grand chose ! Ce qui s’explique très simplement : dans une Europe composée de nations qui ont des histoires très différentes, il est possible de poser, non sans difficultés, les règles d’une coopération économique. C’est infiniment plus compliqué quand on tente de d’établir des normes sociales communes. Faut-il mettre en concurrence les différents droits, en établissant une zone de libre échange pur et simple ? Faut-il faire une harmonisation sociale par le haut, avec des étapes permettant aux pays de l’Est européen de bénéficier d’un droit social identique à celui de l’Ouest du continent ? Faut-il choisir une harmonisation moyenne, en essayant de trouver un juste milieu ? Ou bien se décide-t-on pour le minimalisme social ?

 

Royaliste : Réponse ?

Philippe Arondel : Pour ce qui concerne l’Union européenne, c’est le minimalisme qui a été implicitement choisi. Toute la question est maintenant de savoir si ce minimalisme aura des effets réducteurs sur notre propre droit social. Je sais qu’il y a dans les directives européennes des clauses cliquet qui empêchent de réduire les dispositions sociales des pays les plus avancés. Mais ces clauses n’offrent pas de garanties contre le contournement des législations nationales.

 

Royaliste : Que dit sur ce point le projet de traité ?

Philippe Arondel : L’article III-216 affirme que les lois et lois-cadres européennes « ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux Etats membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale (…)», mais qu’elles « ne peuvent empêcher un Etat membre de maintenir ou d’établir des mesures de protection plus strictes compatibles avec la Constitution ». Or cette « Constitution » est fondé comme vous le savez sur des principes libéraux.

« L’Europe sociale » n’est qu’un slogan, qu’on utilise pour couvrir des politiques de destruction des systèmes de protection sociale.

 

Royaliste : Venons-en à la fameuse directive Bolkestein.

Philippe Arondel : On s’épouvante tout à coup d’un texte qui est conforme à l’objectif de libéralisation inscrit dans le traité de Rome. On affirme que la directive aurait pu être rédigée de manière différente mais, dans le débat, on oublie de dire qu’elle s’inscrit directement dans la négociation mondiale sur l’Accord général sur le commerce des services (1) et qu’elle est parfaitement conforme à la volonté de libéraliser les services sur l’ensemble de la planète.

Or c’est l’Union européenne qui négocie dans l’opacité l’ouverture des pays européens à la concurrence extra-européenne, dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce. Ce n’est donc pas l’Ouest de l’Europe qui est menacé par les nouveaux adhérents à l’Union, mais l’ensemble des pays européens qui vont rentrer dans un système planétaire de concurrence à outrance entre les services.

 

Royaliste : Qu’adviendra-t-il des services publics ?

Philippe Arondel : On entend dire que l’éducation et la santé resteront à l’abri de la concurrence. Or nous lisons à l’article 4 de la directive Bolkestein ceci : « on entend par service toute activité économique non salariée consistant à fournir une prestation qui fait l’objet d’une contrepartie économique ». Or nous payons des frais hospitaliers sur facture, nous payons des frais d’inscription à l’Université… Il est donc possible de faire entrer les services publics dans la directive Bolkestein et dans l’AGCS.

 

Royaliste : Et la question du pays d’origine ?

Philippe Arondel : Elle est très complexe. Contrairement à ce que l’on dit trop souvent, les travailleurs détachés bénéficient d’une dérogation qui leur permet d’échapper au principe du pays d’origine : les salaires, les horaires de travail et les congés restent déterminés par la législation du pays d’accueil. Mais attention ! La directive Bolkestein prévoit des dérogations qu’elle interdit de contrôler. L’article 17 dit que « les Etats membres ne peuvent pas restreindre la libre circulation des services fournis par un prestataire ayant son établissement dans un autre Etat membre, notamment en imposant les exigences suivantes : l’obligation d’avoir un établissement sur le territoire, l’obligation de faire une déclaration ou une notification, l’obligation pour le prestataire d’avoir une adresse ou un représentant (…) ». Somme toute, nous ne pouvons pas dire que le travailleur polonais viendra travailler en France avec un salaire polonais, mais nous ne saurons jamais comment il est payé ! De plus le prestataire n’aura pas l’obligation de détenir des documents sociaux et il faudra s’adresser au pays d’origine pour connaître l’identité du travailleur détaché…

 

Royaliste : Passons au projet de directive sur le temps de travail.

Philippe Arondel : C’est un projet qui révise la directive de 1993 qui contenait déjà de très mauvaises dispositions puisque le maximum du temps de travail hebdomadaire y est fixé à 48 heures. La révision porte :

– Sur la clause d’opt out que les Anglais demandaient déjà en 1993 : si l’employeur et le salarié se mettent d’accord, ils peuvent dépasser le maximum hebdomadaire jusqu’à… 65 heures.

– Sur le temps de garde : quand on dans cette situation d’astreinte, on ne travaille pas, donc on n’est pas payé.

– Sur l’annualisation : la base de référence des 48 heures hebdomadaires ne serait plus calculée sur quatre mois mais sur un an.

Tout cela serait fait pour protéger la santé au travail !

 

Royaliste : Terminons par la « charte »…

Philippe Arondel : Les partisans du Oui brandissent cette charte, qui va devenir contraignante. Les syndicats mettent en avant le dialogue social tripartite avant chaque Conseil européen : cela ne va pas très loin parce que la dernière déclaration signée par la Confédération Européenne des syndicats approuve les compressions salariales et incite les travailleurs à accepter le « changement » en des termes qui auraient pu être contresignés par Jean-Claude Trichet.

On se réjouit aussi parce que « l’Union reconnaît et respect le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale », et parce que « toute personne a le droit de travailler ».  Mais le respect n’est pas la garantie, et cette « charte » ne reconnaît pas les droits-créances qui assurent un niveau élevé de protection sociale.

Nous sommes très en deçà du Préambule de 1946 et de la Déclaration de 1789 qui affirme (article 16) que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée (…) n’a point de Constitution ».

 

***

 

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 859 de « Royaliste » – 2 mai 2005

(1) sur l’AGCS, cf. notre entretien avec Philippe Arondel, Royaliste n° 815.

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