Comment avez-vous pu, vous les Italiens, porter Berlusconi au pouvoir et accepter qu’il y reste aussi longtemps ? A cette question inlassablement posée par ses amis français, Corrado Augias a répondu par un livre (1) d’une remarquable pertinence.

Pour comprendre l’attrait exercé sur les Italiens par un aventurier sans scrupule, il faut mettre de côté les souvenirs éblouis de nos voyages dans la péninsule et remonter loin, très loin, dans l’histoire de l’Italie. Après la chute de l’empire romain d’Occident en 476, l’Italie se fragmente et ne retrouve son unité qu’en 1861. La géographie favorise les particularismes et la division entre le Nord et le Sud mais c’est surtout l’absence d’Etat qui explique la floraison de cités rivales. Celles-ci ont en commun la langue, la religion, la culture mais « sans Etat, l’idée de « Nation » ne se concrétise pas » et l’Italie devient le jouet des grandes puissances.

Alors que les Capétiens affirment obstinément l’indépendance du royaume à l’égard de l’empereur et du pape, les pontifes romains deviennent les véritables souverains d’une partie de l’Italie : « Machiavel avait décrit la clé de leur pouvoir : ils empêchent chaque seigneur ou souverain d’unifier la péninsule, tout en n’ayant pas eux-mêmes la force suffisante pour le faire directement ». La Contre Réforme accentue et durcit la tendance : faute d’Etat en charge du temporel, l’Eglise catholique exerce à la fois un pouvoir politique et spirituel qui décourage les velléités politiques et la libre réflexion intellectuelle. D’où le fort contraste entre la France et sa sœur latine : « Entre l’été 1789 et le printemps 1871, les Français ont fait quatre révolutions, sans compter tous les mouvements protestataires. En Italie, une révolution comme celle de 1789 – ou comme celle de 1688 en Angleterre – n’a jamais eu lieu. Les Italiens ont connu des rébellions, des soulèvements et des révoltes locales, mais jamais une véritable révolution partie du peuple ». La révolution de janvier 1799 qui institue la République à Naples se fait sans le peuple et elle succombe sous les coups d’une Armée de la sainte Foi tout aussi réactionnaire que populaire. L’expérience républicaine de 1798 à Rome fut tout aussi brève : c’est le général Berthier qui l’imposa brutalement. La deuxième République (9 février-4 juillet 1849) eut tout juste le temps de se donner une constitution libérale et démocratique très inspirée par les idées françaises mais c’est le président de la République … française, Louis-Napoléon Bonaparte, qui brisa militairement le jeune régime pour complaire au pape. « Une fois sur le trône, Pie IX s’empresse d’annuler la Constitution, d’enfermer à nouveau des juifs dans le ghetto et de rétablir la peine de mort, abolie par la République ».

On sait que l’énergie fédératrice de la dynastie piémontaise permit de réaliser l’unité italienne, proclamée le 17 mars 1861 et complétée par la prise de Rome que la chute de Napoléon III rendit possible.Mais la péninsule reste marquée par sa longue dislocation. Le poids de l’Eglise catholique, toujours très important, s’est exercé tout au long de la guerre froide par le biais de la Démocratie chrétienne, puis par le soutien accordé jusqu’au bout à Silvio Berlusconi. C’est une des raisons de la longévité politique du scandaleux personnage mais pas la plus déterminante. Le Cavaliere est le résultat sordide de la libéralisation des ondes, qu’il sut utiliser avec un parfait cynisme et une inculture hautement revendiquée : « la culture est ennuyeuse, nous sommes drôles ; la gauche est triste, nous sommes gais ; les règles enchaînent, nous vous offrons la liberté » : tel fut le message subliminal diffusé par une télévision qui donna naissance à un télé-parti – Forza Italia !

Plus difficile à dire, mais Corrado Augias n’hésite pas : l’Italie n’existe pas encore tout à fait dans l’esprit du peuple italien. Les Italiens restent pris dans un « familialisme amoral » qui protégeait contre les violences extérieures mais qui explique la puissance et le prestige de la mafia. Certes, pendant la guerre froide, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste avaient engendré au fil des luttes politiques une dynamique de l’unité nationale confortée par le développement industriel. Mais la chute du Mur de Berlin a fait surgir la Ligue du Nord séparatiste sur laquelle Silvio Berlusconi s’est appuyé tout en s’alliant avec des néofascistes de plus en plus assagis. Le Cavaliere a su balayer large tout en suscitant très habilement un désir d’identification d’une masse d’électeurs déboussolés par la disparition des deux principaux partis politiques, par la désindustrialisation et par une certaine forme de modernité. « On vote pour un désir », écrivait récemment Jacques-Alain Miller. On vote aussi par peur du vide et Silvio Berlusconi a compris comment il pouvait combler ce vide en racontant que les communistes étaient des envieux et les riches des gens généreux. Le cynisme et la vulgarité plutôt que rien : «…quand la demande politique s’est transformée en demande de divertissement et de spectacle, l’Italie a trouvé l’homme capable de donner ce nouveau visage à la politique : blagues, feux de la rampe, promesses inutiles ».

Vieil acteur outrageusement grimé, Silvio Berlusconi a été éjecté de la scène par un syndicat de banquiers experts en déflation. Un temps distrait par un clown lubrique, le peuple italien va retrouver le chemin de la politique.

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(1) Corrado Augias, L’Italie expliquée aux Français, Café Voltaire, Flammarion 2011. 12 €. Traduit de l’italien par Anaïs Bokobza. Toutes les citations sont tirées de ce livre.

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Article publié dans le numéro 1003 de « Royaliste – 2011

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