Lorsqu’Abou Bakr al-Baghdadi proclama le califat à la grande mosquée de Mossoul le 29 juin 2014, l’événement ne fit pas grand bruit. Mais les fulgurantes conquêtes territoriales de Daech obligèrent plusieurs Etats à organiser des répliques militaires plus ou moins efficaces ponctuées de sanglants attentats. Divers milieux invoquent ces évènements pour accuser l’islam en général tandis que d’autres voient dans le « djihad » une révolte de réprouvés. Le débat sur les différentes expressions de l’islam politique n’a de sens que si l’on s’informe sérieusement sur la manière dont le problème théologico-politique s’est posé et se pose dans les sociétés musulmanes. Il faut donc acquérir des connaissances sur la philosophie islamique (1) et sur l’histoire des institutions en terre d’islam. Sur ce second aspect de la question, Nabil Mouline offre un livre bref, complet et limpide (2) qui présente  les tentatives de résolution pratique du problème théologico-politique que notre modernité prétend avoir liquidé.

En définissant sa secte comme « Etat islamique », Abou Bakr al-Baghdadi opère un classique retour vers l’origine. Le chef « djihadiste » affirme descendre de Mahomet, il établit une charia maximaliste et promet à ses troupes la domination universelle. Son califat est un modèle de totalitarisme : la communauté des croyants est soumise à la loi religieuse sous l’égide du calife, ce qui suppose la destruction des nations, des institutions séculières… et de tous les mécréants. Cette conception se situe très exactement dans la tradition du wahhabisme : ce courant minoritaire professe l’unité de foi par une loi imposée selon une lecture littérale du Coran qui procède de la doctrine juridique hanbalite, professée par Ahmad ibn Hanbal (780-855). Abou Bakr al-Baghdadi puise encore plus profond puisqu’il récupère l’idée, largement répandue chez les sunnites, que les quatre premiers califes qui ont succédé au Prophète ont instauré sur terre la cité de Dieu. Par la suite, les empires omeyyade (661-750) et abbasside (750-1258) auraient été un âge d’or conjuguant la foi, la puissance et la prospérité. C’est ce retour aux sources pures que les militants de Daech, après tant d’autres, voudraient effectuer en menant une guerre impitoyable contre les Juifs, les « Croisés » et les apostats.

L’idéalisation des premiers temps de l’islam ne résiste pas à la recherche historique. Le Prophète n’avait rien dit quant à sa succession et le Coran affirme que le pouvoir et l’autorité sont des attributs de la puissance divine – ce qui peut être interprété de diverses manières. Par analogie, l’absolue souveraineté d’Allah conduit à envisager une souveraineté humaine et à instituer une médiation prophétique et royale sans que soient précisées la nature du régime politique et la règle de succession pour les successeurs de Mahomet. Comme les chrétiens d’Orient et d’Occident, les musulmans ont été confrontés à un problème théologico-politique compliqué par les mouvements de l’histoire et les passions humaines. Dans les pays sunnites, les diverses solutions apportées au fil du temps ne nous sont pas étrangères même si elles ont pris des formes spécifiques.

Les enjeux familiers concernent la succession du Prophète puis la transmission du pouvoir impérial. Comme il n’y a pas de règle de succession, les conflits sont immédiats et violents – entre les Mecquois et les Médinois et entre les héritiers potentiels puisque, parmi quatre les premiers califes, trois meurent assassinés. Après la guerre civile dans laquelle Ali est assassiné, la communauté religieuse ne parvient pas à se reconstituer car des tendances antagonistes vont aboutir à la grande opposition entre chiites et sunnites. C’est là l’échec d’un projet théocratique qui se voulait parfaitement unifiant dans tous les domaines.

L’âge des empires arabes – deux siècles seulement – n’apporte pas non plus de claire solution théologico-politique. L’islam est en expansion mais il se coule dans une forme monarchique-impériale préexistante, perd sa vocation messianique tout en affirmant la sacralité du pouvoir califal fondé sur le mythe des premiers « califes bien dirigés ». Mais Nabil Mouline souligne que « les élites califales s’avèrent incapables de créer une entité politico-religieuse impersonnelle » car leur conception du pouvoir reste patrimoniale dans sa confusion des affaires publiques et privées. D’où les incessants conflits politiques et interreligieux (la rivalité entre califes et oulémas), la succession des dynasties et la concurrence des califats selon une perspective qui reste théocratique et qui le demeure lorsque les Ottomans rassemblent une partie du monde sunnite et proclament en 1774 un califat qui sera aboli en 1924 par Mustapha Kemal.

A Istanbul, règne un sultan-calife et le modèle théocratique reste intact. Ce n’est qu’une apparence comme l’explique Nabil Mouline. La dynamique de la modernité s’introduit subrepticement dans l’empire lorsque la Sublime Porte, dont les troupes ont été défaites par les Russes, est obligée de signer en 1774 le traité de Küçük-Kaynarca qui met fin à la domination ottomane sur la Crimée. L’une des clauses du traité précise que le sultan conserve une autorité morale et spirituelle sur les Tatars de Crimée en tant que « grand calife du mahométisme » – donc de tous les musulmans ! Sans l’avoir voulu, les diplomates russes introduisent dans l’empire ottoman la distinction du spirituel et du temporel qui bouleverse les conceptions théologiques, juridiques et politiques partagées dans l’umma depuis des siècles. Une première Constitution est promulguée en 1876 sur le modèle belge et le califat s’oriente brièvement vers la monarchie constitutionnelle avant de tenter de se sauver par le panislamisme. Viendra ensuite le temps des nationalismes laïcisant – et dans l’ombre la montée en puissance des Frères musulmans nostalgiques du califat – puis l’extrémisme religieux comme tentative sanglante et désespérée de mettre un terme au travail de la modernité.

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(1)  Cf. Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Folio essai, Gallimard, 2011 et du même auteur, Le gouvernement divin, Islam et conception politique du monde, CNRS Editions, 2016.

(2) Nabil Mouline, Le Califat, Histoire politique de l’islam, Flammarion, Champs histoire, 2016.

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