Philosophie de la Résistance

Juin 4, 2009 | La guerre, la Résistance et la Déportation

 

Il y a beaucoup d’historiens des mouvements et des hommes de la Résistance mais l’histoire de la Résistance n’est pas encore faite. Il y eut des philosophes résistants – mais la philosophie de la Résistance reste à faire. Historienne, Alya Aglan présente modestement un essai (1) qui est en fait l’esquisse précise et forte d’une philosophie de la Résistance française et européenne, face à l’armée allemande et au nazisme.

 

 

Ce « Temps de la Résistance » est neuf, audacieux, riche de perspectives. La nouveauté est dans la réflexion sur l’une des dimensions méconnue mais fortement ressentie par les Résistants : la relation au temps. L’audace est de prendre la Résistance comme un bloc – parti pris hautement revendiqué. Le livre recèle tant de lectures possibles que je ne veux surtout pas tenter une recension mais indiquer les premières remarques qui me sont venues à la lecture du livre et lors de notre soirée de débat avec l’auteur.

La question de la temporalité historique (2) n’est pas seulement un sujet de dissertation à oublier sitôt passé l’examen, comme le croient les hommes pressés aujourd’hui au pouvoir ; c’est une interrogation primordiale pour l’homme engagé dans une action collective. Cette question devient cruciale lorsque l’engagement a lieu dans une époque tragique – quand l’action confronte à l’épreuve, qui peut être soudaine, de la mort. Pourtant, les courageux s’engagent, dans l’espérance toujours incertaine. Alya Aglan cite Bernanos (« L’espérance est un risque à courir. C’est même le risque des risques ») et le commente : « Ce risque assumé par des individus est le signe authentique de leur liberté, qui se fonde elle-même sur le risque irréductiblement singulier de la mort ». Le héros est un « être-pour-la-mort ». Le courageux affronte la mort pour la vie libre. C’est en ce sens que la Résistance est « sans héroïsme » selon le titre du livre de Charles d’Aragon.

La liberté n’est donc pas cette « idée abstraite » qui fait ricaner tous les petits mufles de toutes les générations réalistes : c’est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – et éventuellement sacrifiée. L’engagement d’une personne ou d’un groupe dans la temporalité historique n’a rien d’une odyssée sur le lac de Genève ; on y courre de graves dangers, soulignés par Claude Bruaire : « Contre la loi d’airain du temps, il nous faut faire l’histoire. Garder le passé, exister au présent, vouloir et espérer l’avenir. Mais il faut l’unité de ces trois extases. Refuge dans le passé, attention au présent fugitif, fascination du possible avenir, trois manières pour la liberté de se perdre (3) ».

Alya Aglan n’a pas l’ambition de nous donner une philosophie de la Résistance : la biographe de Jean Cavaillès (4) la trouve chez les Résistants eux-mêmes, dès le début du mouvement, tout au long de la guerre et après. A l’encontre du cliché courant, il n’y a pas séparation de la pensée et de l’action. Des philosophes patentés prennent les armes, ce qui ne les empêche pas de trouver chez Platon, Spinoza ou Thomas d’Aquin des raisons décisives de lutter. Des ouvriers, des employés, des paysans sont des combattants philosophes parce qu’ils ont en eux les valeurs fondamentales : dignité, liberté, justice. La philosophie de la Résistance est une philosophie politique, implicite ou explicite, qui est inscrite dans la temporalité historique : la patrie, la nation, l’humanité, la République, la légalité, la légitimité ne sont pas redécouvertes comme « notions » mais comme relations effectives (et affectives) entre l’individu résistant et sa collectivité constituée dans l’histoire et selon le droit.

Les réalistes diront que ce sont là de bien grandes idées pour de braves gens qui ne cherchaient pas midi à quatorze heures. Je n’oublie pas qu’on trouve des Français de toutes classes dans la Résistance mais les hommes et les femmes du peuple menu ne sont pas les derniers à donner, dans la clandestinité et dans les camps de concentration, des leçons de philosophie qui comptent parmi les plus simples et les plus fortes. Point n’est besoin de Sartre qui exista pendant la guerre sans résister…

Les réalistes diront encore que les grandes idées masquaient les violents conflits qui déchiraient les chefs de la Résistance et les organisations. Alya Aglan ne les ignore pas plus que les Résistants auxquels elle donne la parole et qui ont su dire ce que fut en esprit cette Résistance selon l’esprit. D’ailleurs, l’une des grandes discussions stratégiques porte sur le moment du passage à l’action : faut-il agir immédiatement (par les attentats) ou se préparer en vue du Jour J ? L’action immédiate risque de dégénérer en activisme dangereux, le « jourjisme » peut être interprété comme un attentisme. C’est parfois l’ennemi qui tranche le débat par ses propres décisions : le Service du Travail obligatoire pousse un grand nombre de jeunes gens vers les maquis que la Résistance doit ensuite équiper, entraîner et conduire au combat avant même les débarquements de Corse, de Provence et de Normandie. Surtout, le temps de l’attente n’est pas celui de l’inertie attentiste – ce que sait ou devrait savoir le simple opposant qui milite dans les époques paisibles. Alya Aglan cite René Cerf-Ferrière : « rien n’est inutile dans la Résistance : le tract, le journal, la radio, le murmure, le sabotage, l’action directe. Tout est lié et ne fait qu’un ». Ou encore cette remarque qui figure dans un rapport interne : « pour agir, il faut déjà être dans l’action ». Cela paraît simple. Or il faut un formidable courage pour prendre un morceau de craie et s’en aller tracer une croix de Lorraine sur un mur. Le critère n’est pas le risque couru, faible en l’occurrence, mais la force d’âme qu’il faut pour ne pas rester chez soi sur le conseil des « sages ».

A quoi bon ce défi enfantin lancé aux divisions blindées de l’ennemi et aux services de propagande de Vichy ? Le morceau de craie est déjà une arme, celui qui l’utilise est prêt à faire sauter un train et, à la fin des fins, ce sont les humbles qui gagnent. Tout est utile pour recréer des liens après la défaite militaire et pour signifier qu’il y a encore de l’espoir parce qu’un homme libre trace un signe ou glisse un journal sous une porte.

Le temps de la Résistance est déjà celui de la liberté. Plus exactement, comme dit Alya Aglan, « la Résistance doit être comprise comme un moment de liberté, rare moment de l’histoire où les hommes peuvent véritablement l’éprouver ». Cette épreuve est à prendre dans tous les sens du mot : la privation collective de liberté fait comprendre et désirer la liberté, de même que l’injustice nous dit ce qu’il en est de la justice. Cette compréhension de la liberté se prolonge dans l’acte libre de l’insurgé en marche vers la libération.

Le temps de la Résistance est celui de l’espérance qui fait de l’avenir un projet concret. Alya Aglan évoque le « temps des planificateurs ». Le mot n’est pas à la mode mais ce n’est pas trop dire. Dès 1940, le général de Gaulle et les premiers Résistants tirent des plans pour construire le monde nouveau. Plans de constitution, plans économiques et sociaux, plans pour l’Europe qu’une petite minorité, fervente, envisage sur le mode fédéral. Alya Aglan montre comment des Résistants français (Henri Frenay), allemands et italiens ont forgé ce fédéralisme européen qui a eu une influence dans les vingt premières années de l’après-guerre et qui été peu à peu laminé par les froides mécaniques bruxelloises. Mais ce ne fut qu’un projet parmi d’autres, qui annonçaient une transformation profonde de la nation française.

Le temps de la Résistance est celui de la révolution. Les royalistes connaissent les admirables pages écrites par Bernanos pendant la guerre. Mais beaucoup de Français, qui savent combien les Résistants furent des politiques, ignorent à quel point la Résistance dans son ensemble fut un mouvement révolutionnaire : dans ses conflits internes, avec ces hommes et ces femmes de droite et de gauche, ces communistes et ces chrétiens, ces nobles et ces ouvriers, la Résistance forme le parti patriote révolutionnaire qui trouve son origine dans les années 1789-1792 de la Révolution française. Mais cela va plus loin et c’est encore plus profond. Il y a une révolution républicaine et laïque, une révolution chrétienne et socialiste, une révolution européenne fédéraliste, la révolution léniniste-stalinienne des communistes, la révolution gaullienne – toutes peu ou prou inspirées par l’esprit humaniste (5). C’est cet esprit de la nouvelle révolution française qui s’affirme dans la charte du Conseil national de la Résistance et dans le Préambule de 1946 et qui est incarné par le général de Gaulle.

Il y a enfin le temps de la déception, qui n’est pas vécu de la même manière par ceux qui pensaient maintenir l’unité de la Résistance, par les démocrates-chrétiens du MRP, par les gaullistes qui s’en vont fonder le RPF, par les communistes. C’est aussi le temps de la reconstruction avec ces révolutions concrètes que furent le vote des femmes, la Sécurité sociale, la planification…

J’aimerais qu’Alya Aglan situe dans un autre livre la période de la déception politique et de la reconstruction économique et sociale dans une plus vaste perspective historique. L’histoire des Résistants pendant la deuxième moitié du 20ème siècle est bien connue mais les aventures politiques et intellectuelles des enfants de résistants et de déportés et celle de tous les fils spirituels de la Résistance mériteraient enquête et réflexion. Bien des engagements, contradictoires, s’expliquent par ce point commun. Bien des évolutions aussi, surtout à partir du moment où la génération des héritiers s’est trouvée peu à peu requise pour assurer l’œuvre compliquée et périlleuse de la transmission de ce qui a été éprouvé pendant la guerre – et pour accomplir ce qui a été jusqu’à présent manqué. Poursuivre le combat « de la Résistance à la révolution », tel est bien, pour nous et pour tant d’autres, le mot d’ordre.

***

(1) Alya Aglan, Le Temps de la Résistance, Essai, Actes Sud, 2008.

(2) Sur la distinction entre temps et temporalité, cf. Marcel Conche, Temps et destin, PUF, 1982 – pages 39 et 87.

(3) Claude Bruaire, Pour la métaphysique, Fayard, 1980 – page 181.

(4) Alya Aglan, Jean Cavaillès résistant ou la pensée en actes, Flammarion, 2002.

(5) Sur les communistes français, cf. Dominique Desanti, Ce que le siècle m’a dit, Mémoires, Plon, 1997.

 

Article publié dans le numéro 950 de « Royaliste » – 2009

 

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