Philippe d’Iribarne : La logique de l’honneur

Oct 30, 1989 | Entretien

 

Polytechnicien, ingénieur des Mines et directeur de recherches au CNRS, Philippe d’Iribarne a étudié les relations du travail dans des entreprises françaises, américaines et hollandaises. Son livre « La Logique de l’honneur » (Seuil, 1989) bouleverse nombre d’idées reçues sur la gestion et sur les sociétés modernes.

Royaliste : On estime souvent que la modernité engendre l’uniformité. Or vous montrez que les relations sociales gardent dans chaque pays leur spécificité…

Philippe d’Iribarne : Lorsque j’ai commencé ma recherche, je n’étais pas loin de penser que les choses fonctionnaient partout de la même façon. Je voyais le modèle américain comme un modèle international, traduisant une manière rationnelle de gérer en faisant appel à des objectifs clairs, à une décentralisation des décisions, etc. Par conséquent, la modernisation des entreprises françaises exigeait, semble-t-il, une adaptation à ce qui paraissait inspiré par la raison … Or j’ai été amené à abandonner ces points de vue. Quand on observe la vie d’une entreprise américaine, on s’aperçoit que sa gestion est loin d’obéir à des principes universels et rationnels. Au contraire, elle est intimement liée à des caractéristiques américaines, pour le meilleur et pour le pire.

– le meilleur, c’est que le mode de gestion américain s’appuie sur des valeurs. Il y a aux Etats-Unis un grand souci de rectitude dans le jugement sur des personnes : on veut fonder ce jugement sur des bases objectives, on déteste l’arbitraire, on se méfie de celui qui doit porter un jugement, on essaie d’inscrire les décisions qui concernent le sort d’autrui dans des critères clairs, fixés à l’avance et sur lesquels on ne revient pas. Le lien entre ces valeurs et les méthodes de gestion américaines me paraît extrêmement fort.

– mais ces valeurs, parfaitement adaptées à la conception américaine de la vie en société, sont bien moins rationnelles qu’il n’y paraît : nombre de réalités sociales ne peuvent être mesurées de manière précise, ne sont pas objectivement évaluables ou, comme disent les Américains, « opposables à un regard étranger ».

Royaliste : En quoi les comportements que vous avez observés dans l’industrie américaine se relient-ils à la tradition du pays ?

Philippe d’lribarne : L’idée du contrat social a, comme on le sait, inspiré la philosophie politique européenne, mais c’est aux Etats-Unis qu’il y a eu vraiment mise en application concrète. Les fondateurs de la nation américaine ont en effet pensé que le contrat était la meilleure forme de relation entre les hommes. L’idée du caractère sacré du contrat passé devant Dieu est donc fondamentale, et c’est selon cette logique que l’on tente toujours de faire fonctionner la société américaine : ses institutions et sa législation reposent sur cette idée du contrat passé entre égaux, que la loi et la morale doivent rendre justes. La tentative américaine est admirable lorsque les relations sociales peuvent effectivement être réglées dans le contrat, mais elle est à certains égards désespérée lorsqu’on s’efforce de faire figurer dans un contrat des choses qui lui échappent nécessairement.

Royaliste : Passons des Etats-Unis à la Hollande…

Philippe d’lribarne : L’idée qui prédomine en Hollande est que tous les membres d’un groupe doivent se mettre ensemble autour d’une table. Là, on ne cherchera pas la domination de la majorité sur la minorité, mais on s’efforcera au contraire de trouver une sorte d’accord, d ‘« accommodation » : chacun ayant regardé la réalité, mesuré ses contraintes objectives, on sera amené à trouver un accord raisonnable que l’on appliquera et qui ne sera pas remis en cause par la suite. Il y a une autonomie forte de la personne, mais chacun a le devoir de s’exprimer de manière directe et sans agressivité.

Royaliste : Comment cette attitude se relie-t-elle à l’histoire ?

Philippe d’lribarne : Dans sa « Sociologie du droit », Max Weber évoque les anciennes tribus bataves et décrit un mode de fonctionnement germanique selon lequel les représentants des tribus concernées se réunissent et décident ensemble, sans que chacun puisse faire l’objet de pressions et agir contre ses convictions. J’ai quant à moi étudié la réalité néerlandaise à partir de l’union d’Utrecht, où l’on retrouve ce mode de fonctionnement. Les ambassadeurs français et anglais avaient déclaré à l’époque que les Néerlandais étaient fous et que jamais le système mis en place ne pourrait fonctionner parce qu’il n’était pas susceptible de produire une majorité. Or la société néerlandaise ne fonctionne pas selon la règle de la majorité, mais selon le principe de l’accord unanime. Les Néerlandais parviennent à cet accord parce qu’ils ont une très ancienne habitude de ce mode de fonctionnement et, aujourd’hui, les rapports entre le patronat et les syndicats reflètent ce souci de l’unanimité.

Royaliste : Venons-en à la France. On pouvait penser que la Révolution et les doctrines de lutte des classes avaient fait disparaître les comportements que vous inscrivez dans la «logique de l’honneur ».

Philippe d’Iribarne : Je le croyais aussi. Quand j’ai commencé cette enquête, je ne pensais pas qu’on pouvait interpréter nos comportements selon la logique de l’honneur. Pendant très longtemps, je n’ai pas compris ce que j’observais en France. Par rapport aux Etats-Unis et à la Hollande, on a d’abord une impression de désordre : chacun a tendance à affirmer de manière très fière qu’il ne travaille ni pour son chef, ni pour se mettre d’accord avec les autres, mais selon ce qu’il trouve bien de faire. Cette affirmation s’accompagne d’un vif sens des responsabilités, mais qui s’exerce dans un certain mépris des règles. Alors qu’un ouvrier américain se croise les bras s’il n’a pas le matériel adéquat, un Français se « débrouille » dans des circonstances difficiles même s’il n’en tire pas le moindre avantage matériel ou autre.

J’ai un moment pensé que les gens se comportaient comme s’ils avaient des charges, et des devoirs afférents à ces charges. Mais ce n’était pas vraiment cela puisque les gens que j’étudiais n’avaient pas de charges. L’idée s’est alors imposée de devoirs attachés à un état – au sens que l’on donnait à ce mot dans l’ancienne France : à cet état étaient attachées des prérogatives, mais aussi des devoirs. Relisant Montesquieu, j’ai constaté qu’il décrivait très finement l’ensemble des propriétés étranges que l’on observe dans le monde du travail : idée que le sens du devoir c’est moins ce qu’on doit aux autres que ce qu’on doit à soi-même ; idée que l’on doit être d’autant plus exigeant vis-à-vis de soi que la tâche n’est prescrite ni par le pouvoir ni par la loi ; idée que le prince ne peut agir sur la conception des devoirs de chacun puisque ces devoirs sont fixés par la tradition ; et aussi idée que la notion de rapport hiérarchique est un fourretout et que ces rapports changent du tout au tout suivant le type d’état auquel appartiennent le supérieur d’un côté et le subordonné de l’autre. Sans oublier toutes les distinctions, qui existaient autrefois et qu’on retrouve aujourd’hui, entre un mode d’autorité qui est conforme à l’honneur et un mode d’autorité qui ne l’est pas.

On s’aperçoit donc que, si certains « états » disparaissent, cette conception de l’honneur réapparaît dans d’autres groupes et sous des formes différentes. Par exemple, on peut analyser la création de la catégorie des cadres selon cette logique : être cadre, ce n’est pas seulement être au service du patron (ce qui veut dire qu’on appartient à sa domesticité) c’est être au service de sa conscience, déterminée par la fierté de l’état de cadre.

Royaliste : Lorsque vous parlez de grèves en France, vous employez le mot « journée ». Pourquoi ?

Philippe d’lribarne : La grève américaine est programmée longtemps à l’avance pour appuyer la renégociation d’un contrat et obéit à une organisation très stricte. En France, il y a peu de grèves programmées : elles se déclenchent souvent à la suite d’un incident (par exemple à la SNCF, à la RATP) qui éclate parce que les gens estiment que leur dignité a été bafouée. Quand M. Calvet parle de « mes ouvriers », cela veut dire « les gens qui portent ma livrée » et c’est là quelque chose d’intolérable. De même on a vu récemment un huissier se présenter à la forge de Peugeot et un ouvrier lui répondre « je suis chez moi ». Il y a journée en ce sens qu’il n’y a pas à l’origine du mouvement un bilan évalué précisément, un rapport de forces soigneusement pesé, une stratégie rationnelle ; c’est une manifestation d’indignation, où il est aussi important d’affirmer sa dignité que d’obtenir une augmentation.

Royaliste : Comment le discours syndical s’intègre-t-il dans cette coutume ouvrière ?

Philippe d’Iribarne : Il y a bien sûr une méfiance syndicale à l’égard de l’idée de particularisme de métier mais au total une attitude ambivalente qui s’inscrit aussi dans une logique de l’honneur. Un syndicat qui demande rendez-vous à un ministre et qui est reçu par son directeur de cabinet souligne qu’il a été reçu par un laquais ; de même le refus de négocier signifie qu’il y a refus de traiter les autres de façon honorable.

Dans notre pays, on voit s’opposer depuis le haut Moyen Age une conception de la société selon laquelle il existe une stratification très nette des ordres, des corps etc., à une autre conception selon laquelle on est tous pareils. Ce que montre très bien Georges Duby. Il existe une image mythique d’une communauté dans laquelle nous sommes tous frères, qui fait très fortement partie de l’imaginaire français et qui se manifeste parfois de manière spectaculaire : par exemple la nuit du 4 août, alors on peut croire un moment que les stratifications sociales ont disparu dans une grande vision fraternelle. Puis les différences se recréent. Ainsi par exemple, la création de l’Ecole Polytechnique par la Convention est significative : en pleine période révolutionnaire, on confie à un corps et à son honneur un certain nombre de tâches. Dans une « journée » ouvrière, il n’y a plus de différences entre les catégories ouvrières, mais un grand mouvement fraternel auquel les syndicats participent évidemment, mais qui est hors du temps et de sa gestion quotidienne. Notons d’ailleurs que, si le syndicat américain s’occupe beaucoup de la gestion du contrat, le syndicat français est hors de la gestion.

Ce qui est frappant chez nous, c’est que la force de l’idée que nous sommes tous pareils coexiste avec le fait que nous défendons rigoureusement la dignité de notre état particulier : ces deux références sont contradictoires et pourtant vécues en même temps, ce qui fait partie du charme et des difficultés de la société française : une vision très hiérarchique (on ne mélange pas les torchons et les serviettes) et une vision universaliste se composent selon un art très subtil. En fait, les sociétés modernes sont largement traditionnelles dans leur pratique, quel que soit le discours qu’elles tiennent. Il n’est donc pas nécessaire de « revenir » à la tradition. Elle n’a jamais cessé d’être présente et vivante dans la modernité.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 523 de « Royaliste » – 30 octobre 1989.

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