Agrégée et docteur en philosophie, Corine Pelluchon est professeur à l’université de Franche-Comté après avoir enseigné l’éthique médicale à l’université de Boston. Aux citoyens qui ne peuvent ou ne veulent pas se référer à une théologie et qui ne se satisfont pas de la mentalité dominante,  elle propose d’envisager du point de vue de la philosophie politique les questions relatives à la Procréation médicalement assistée, à l’euthanasie et à l’accompagnement des personnes en fin de vie.

 

En décidant de légiférer sur le « sociétal », les socialistes nous obligent à prendre position sur des questions qui mettent en jeu des connaissances anthropologiques, des savoirs médicaux et des règles éthiques. Autant de domaines  qui sont d’un abord difficile ou périlleux. Difficile en raison de nos ignorances sur divers plans scientifiques. Périlleux car la définition d’une « morale de parti » est le propre des organisations totalitaires. Il faut par conséquent maintenir la distinction entre les domaines – celui de la politique, celui de la religion, celui de la science.

Distinguer n’est pas séparer. L’exigence laïque ne conduit pas à ignorer le rôle des théologies dans l’histoire de notre civilisation et dans la définition des principes fondamentaux  de notre société. Et la raison politique ne saurait proclamer sa neutralité à l’égard de l’éthique. Lutter pour la justice sociale implique une idée du Juste. Vouloir une société du bien-vivre et du bien-être suppose une idée du Bien commun. Les conditions générales de cette société aussi juste et bienfaisante que possible sont difficiles à mettre en œuvre – nous ne le savons que trop. Or voici qu’on vote ou qu’on prépare de nouvelles lois qui portent sur la famille mais aussi sur la naissance et sur la mort : le mariage entre personnes de même sexe aujourd’hui, et peut-être bientôt la Procréation médicale assistée, la Gestation par autrui, le suicide assisté…

Comment analyser cette nouvelle législation et comment en juger ? La pire des méthodes est de généraliser à partir d’une expérience personnelle ou de quelques cas constatés – tentation permanente, lourde de conclusions erronées. On peut s’en remettre aux comités d’éthique mais leurs avis expriment des consensus minimalistes qui, comme tant d’autres avis d’experts, n’orientent le législateur que lorsqu’il a décidé de se laisser influencer. L’information médiatique n’est pas plus digne de confiance dans la mesure où elle diffuse les slogans de l’idéologie dominante : briser les tabous  sexuels au nom de la modernité, reconnaître aux couples homosexuels un droit à l’enfant, accepter l’euthanasie au nom de la morale compassionnelle qui est faite de bricolages suspects et parfois de manipulations éhontées.

Il faut donc interroger les philosophes qui ont réfléchi aux questions bioéthiques. Parmi eux, je veux d’abord retenir Corine Pelluchon parce que sa démarche, qui s’appuie sur maintes observations et discussions en milieu hospitalier, est explicitement politique. « Notre objectif, écrit-elle, est de refonder l’éthique et la politique sur un rapport à l’être qui puisse poser les bases de l’être-ensemble dans le cadre d’une démocratie pluraliste et séculière regroupant croyants et incroyants ». Ce « rapport à l’être » peut sembler énigmatique mais chacun peut immédiatement comprendre et approuver le souci de lier l’éthique, la République, la démocratie représentative et la laïcité au fil d’une réflexion nourrie d’Aristote, de Paul Ricœur, d’Emmanuel Lévinas. Nous sommes en pays de connaissance !

Ce projet authentiquement politique implique une opposition résolue à l’idéologie dominante qui, depuis la fin des années soixante, pousse à l’extrême le concept d’autonomie. Il ne s’agit plus de la liberté de choix de l’homme vivant dans une société donnée mais du droit absolu qui est reconnu à l’individu : son désir est sa loi, son désir fait loi ce qui implique que les droits soient autant de créances. On connaît ce cri du cœur : « j’ai bien le droit ! ». Autrement dit : je veux agir comme il me plaît et revendiquer ce qui est juste à mes propres yeux contre les institutions, toujours répressives, et contre les règles d’une éthique surannée. Sur des points cruciaux, ces revendications  se présentent comme l’effet du bon sens et de l’excellence des sentiments. Si l’on défend le principe d’égalité, comment refuser aux couples d’hommes le droit à la gestation par autrui ? Comment dénier à un malade incurable le droit au suicide assisté, afin qu’il meure dans la dignité ? Et pourquoi priver un enfant des bienfaits d’une science qui lui permettra d’être plus fort et plus beau ? Droit à l’enfant. Droit au suicide. Droit à la génétique.

Prenant le problème à sa racine, Corine Pelluchon montre que l’autonomie revendiquée aboutit à un assujettissement maximal tant il est vrai que « …la capacité de l’individu à participer à la chose publique et son initiative n’ont jamais été aussi menacées ou ridiculisées que ces dix dernières années où les décisions sont le résultat de plusieurs commissions indépendantes censées créer les conditions d’une politique commune impartiale ». Le déni de démocratie constaté après le référendum de 2005 et la soumission des dirigeants politiques aux prétendues « lois du marché » confirment cette analyse. L’éthique de la discussion et la démocratie procédurale chères à Jürgen Habermas ont sombré dans les compromis et les manœuvres dilatoires des comités d’éthique – et plus généralement dans les fausses évidences de l’idéologie libérale-libertaire qui imprègne les médias et les milieux dirigeants.

D’où le paradoxe de l’autonomie : « Vidée de tout contenu et cependant toute-puissante, l’autonomie ou plutôt l’indépendance menace, paradoxalement, l’idée de droit et même la liberté : les droits individuels sont considérés comme des créances envers la société, la notion de devoir, traditionnellement liée à celle de droit, s’efface en même temps que les limites conférées par le bien commun à la liberté individuelle ».  L’individu-créancier  qui refuse ses devoirs de citoyen ne veut pas voir qu’il impose à d’autres des contraintes fortes, voire intolérables. Le droit de se marier avec une personne de son sexe impose à l’enfant adopté par le couple de vivre dans une famille qui exclut la différence sexuelle, au mépris de l’équilibre psychique de l’adopté. L’individu qui réclame le droit au suicide assisté – tel qu’il se pratique en Belgique par exemple – contraint le médecin à donner la mort alors que, depuis toujours, le devoir du médecin est de maintenir en vie. Quant à l’éthique médicale, il y a bouleversement total des devoirs. L’individu qui réclamera un droit à l’utilisation des biotechnologies pour l’amélioration des performances de son enfant sera persuadé de faire son bien alors qu’il répondra aux exigences de compétitivité édictées par les gourous du divin marché. Il n’est donc pas possible de suivre John Rawls, philosophe libéral que Corine Pelluchon conteste car sa théorie de la justice, certes inspirée par un souci égalitaire, implique un Etat neutre quant aux principes moraux et une pratique utilitaire de la santé publique, qui pourrait être assignée à la fabrication d’enfants « sains ».

A la lecture des lignes qui précèdent, on pourrait accuser Corine Pelluchon d’intellectualisme et par conséquent d’insensibilité à la souffrance physique des personnes en fin de vie, à la souffrance psychique des malades qui, face à une déchéance certaine, préfèrent « en finir au plus vite », ou encore de mépris face au désir d’enfant. Mais pour intenter de tels procès, il faudrait ne pas avoir lu le livre que je cite et ignorer les relations de son auteur avec les malades et avec les équipes médicales. Les progrès généraux de la médecine, le traitement généralement efficace de la douleur, les compétences et l’extrême dévouement des équipes médicales offrent à chacun la perspective d’être soigné et de mourir dans la dignité avec toutes les assurances que donne la loi Leonetti du 22 avril 2005 : elle refuse l’acharnement thérapeutique, impose la collégialité dans la prise de décision relative à l’arrêt des traitements et elle permet au patient d’indiquer ses choix.

Les observations de Corine Pelluchon sur la maladie d’Alzheimer, sur la sclérose en plaque, sur les différentes situations de coma, sur le vieillissement et sur la vie des malades dans les unités de soins palliatifs, nourrissent une réflexion générale sur l’éthique et la politique qui conduit à une ontologie – une pensée de l’être qui est une pensée de l’être humain et plus largement de l’être vivant.

(à suivre)

***

(1) Corine Pelluchon, L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, PUF, 2009. Réédition en collection de poche, Quadrige, 2014.

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires