Paris-mosaïque

Avr 2, 2001 | Non classé

 

On croit, parfois, que les sociologues sont des gens qui vivent dans les bureaux poussiéreux d’ « observatoires » aux initiales obscures, d’où ils analysent la société à l’aide de données statistiques passées à la moulinette de doctrines absconses.

C’est confondre un travail d’intention scientifique et le commerce de sondages commentés par des pifomètreurs moliéresques. Les sociologues ne sont certes pas ennemis des théories et des chiffres, mais ce sont surtout des passionnés de l’enquête, des explorateurs du terrain. Bien entendu, le terrain sociologique ne se réduit pas au marché du dimanche matin parcouru au pas de charge par les ministres en campagne électorale.

Ce souci de connaissance directe, mais soigneusement préparée et mûrement réfléchie, n’est pas le propre d’une école. Avant de guider leurs lecteurs dans les rues de Paris, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon rappellent que Maurice Halbwachs, l’un des fondateurs de la sociologie, fut un grand promeneur qui se faisait au besoin journaliste. L’éminent Louis Chevalier, professeur au Collège de France, fut lui aussi un infatigable piéton de Paris, tout comme leur ancêtre commun, le classique Louis-Sébastien Mercier qui fit, sans le savoir, la première étude de sociologie urbaine en se promenant dans la capitale à la veille de la Révolution. Les Pinçon s’inscrivent dans cette belle lignée, et leur enquête sur le terrain parisien, solidement appuyée par leur connaissance approfondie des mutations sociales, peut être utilisée comme un guide par les vieux amoureux de Paris et par des explorateurs fraîchement arrivés de province ou de l’étranger.

Un guide, pas un catalogue ! Scientifiques avertis, les Pinçon savent que le réel est inépuisable et ne prétendent pas tout dire sur Paris, mosaïque changeante qu’on ne cesse de découvrir et de redessiner, et qu’il faut tenter de saisir en mêlant les carnets des enquêteurs, les pages des romanciers, le souvenir des images filmées et le regard des poètes. Péguy, par exemple…

 

Couleurs passées

Vous qui la connaissez dans le sang de ses rois

Et dans le vieux pavé des saintes barricades

Le Paris de l’histoire doit être immédiatement évoqué, mais on ne le retrouve pas aussi facilement qu’on le croit. La pyramide de Wei a changé le Louvre, les Tuileries ont brûlé, à la Bastille et dans le Faubourg Saint Antoine, on aura peine à retrouver la trace de Gavroche et de Blanqui.  Installés au 18ème siècle, les artisans du meuble qui échappaient aux règlements corporatifs, les ferrailleurs et les chaudronniers auvergnats, et de nombreux ouvriers étrangers, ont fait de la Bastoche un quartier exemplairement populaire, immortalisé par la chanson et par les bals musette de la rue de Lappe : le Balajo, la Chapelle des Lombards.

Mais que ceux qui l’aiment bien sachent qu’ils ne retrouveront pas Nini Peau-d’chien. Les Pinçon montrent que la construction de l’opéra Bastille, « symbole de la culture légitime et savante », a contribué à l’embourgeoisement du quartier : entre 1954 et 1990, les deux tiers des petites entreprises du bois et de la métallurgie ont fermé, et la moitié des ouvriers ont disparu. Des artistes et des bourgeois aisés ont réaménagé les ateliers, et les jeunes « designers » branchés friment aux terrasses des cafés. Même chose près de la République. Rue Oberkampf, l’apparence des cafés ouvriers du 19ème siècle n’a pas changé (on a même récupéré des tables avec des machines à coudre) mais des jeunes tout de noir vêtus et affublés de lunettes noires (même la nuit) discutent start-up et internet.

On vérifiera aussi, avec les Pinçon, qu’il n’y a décidément plus d’après à Saint-Germain-des-Près. La vénérable abbaye, proche du métro Mabillon, est devenu l’élément d’un décor qui fait face au célébrissime café des Deux-Magots. Mais le quartier de Sartre, de Gréco et de Vian a été conquis par le commerce de luxe. Deux relevés significatifs, en passant : « les bijoux de Cartier ont supplanté les disques de Raoul-Vidal » et Dior s’est installé à la place de la fameuse librairie du Divan.

 

Nouvelles tendances 

Vous seule vous savez comme elle est jouvencelle

La ville incohérente et pourtant statutaire

Péguy a raison. Même s’il est vrai que la capitale s’embourgeoise et vieillit, il y a une jeunesse presque éternelle de Paris. Dernière preuve, les équipées nocturnes des milliers de jeunes (et de moins jeunes) qui partent le vendredi soir de la place d’Italie pour une longue glisse (sur patins à roulette ou vélos) à travers Paris sous les regards furibards des chauffeurs de taxis bloqués dans les embouteillages. Pour le dire autrement, les parisiens installés ressemblent côté droit à Jean Tiberi – mais pas à Philippe Séguin, corps étranger, traité électoralement comme tel. Côté gauche, le nouveau maire de Paris, Bertrand Delanoë, représente fort bien la population des patineurs, des lecteurs de Libération, du « village » gay du Marais et de la gauche bourgeoise, statutairement établie.

Mais il y a aussi une autre jeunesse, apparemment in-cohérente, et qui est pourtant en train de s’installer à sa manière. Celle, issue de l’immigration africaine ou maghrébine qui vit à l’Est de la capitale. On pense immédiatement à Barbés, immortalisé par Les Ripoux, et à la Goutte- d’Or – joli nom d’une rue qui fait frémir le vieil électeur lepéniste tant les peuples y sont variés, tant il y a, alentour, des lieux de cultes différents : deux mosquées, trois temples, une synagogue et l’église Saint-Bernard. Le coin n’est pas des plus paisibles, mais de nombreuses associations veillent à ce qu’il ne se transforme pas en ghetto, et de nombreux changements sociaux sont perceptibles même si l’avenir du quartier reste incertain. Des artistes s’y installent, un gros marchand de musique prend place sur le boulevard Barbés mais l’embourgeoisement façon Bastille n’est pas une fatalité.

 

Paris caché

Vous qui la connaissez dans ses vieilles maisons

Et dans le sourd fracas de ses ébranlements

On n’est pas parisien si l’on ne prend pas le métro, qui ébranle les vieilles maisons. Toutes les classes se côtoient brièvement dans ce « réseau des réseaux », on y travaille, on y somnole, on y drague, on y trafique des substances interdites. Les Pinçon ont raison de nous inviter à suivre l’itinéraire de la ligne 13, la plus difficile en raison des voyageurs contrastés et parfois violents qu’elle draine de Vanves à Clichy, en passant par la station très bourgeoise de Saint-François Xavier, la gare Saint-Lazare, la place de Clichy… En 1998, 90 millions de voyageurs ont emprunté directement cette ligne, et sont presque tous ressortis sains et saufs : on s’y brasse, mais on s’y entretue moins qu’on ne le dit.

Caché aux regards, il y a aussi ce temple bouddhiste du 13ème arrondissement auquel on accède par une rue souterraine : c’est le temple des pauvres, très différent de la riche pagode (tapis moelleux, statues dorées) de l’Amicale des Teochew en France. La lutte de classe n’épargne pas la religiosité asiatique…  Chinatown, donc ? Non pas ! Les Asiatiques de Paris (Chinois de Chine, du Vietnam, Cambodgiens), qu’ils soient immigrés récents ou Français depuis plusieurs générations, ne constituent certainement pas un ghetto : les Pinçon le prouvent, chiffres à l’appui.

Il y a aussi le caché de surface : les « villas », en fait des hameaux avec des allées bordées d’arbres, et de confortables maisons au cœur de délicieux jardins, comme celui auquel on accède par la rue Boileau dans le 16ème arrondissement, ou la villa Montmorency (Sylvie Vartan y habite) où l’on ne peut pénétrer sans y avoir été invité par un des heureux propriétaires.

 

Le peuple de Paris

Vous qui la connaissez dans ses guerres civiles

(…) dans son peuple sans peur et ses foules serviles

S’il est vrai que la capitale s’embourgeoise, le peuple de Paris a-t-il disparu ? Encore une fois, il faut mettre les mots et les clichés à l’épreuve de l’enquête sociologique. Un mouvement séculaire (grands travaux d’Haussmann, prix des logements…) repousse les pauvres vers certaines banlieues. Mais on ne trouvera pas plus d’ouvrier en casquette que de bourgeois en haut-de-forme en ce tournant de siècle. Il y a toujours un prolétariat parisien, souvent étranger ou issu de l’immigration (comme il y a un siècle ou deux) et qui n’est pas seulement maghrébin ou chinois, mais aussi portugais, pakistanais, yougoslave… Pour le retrouver, ou le découvrir, il suffit d’accompagner les Pinçon au Sentier (le quartier de La vérité, si je mens) ou de se mêler aux foules qui sortent le matin de la gare Saint-Lazare. Ce sont ces « foules serviles » (provisoirement asservies aux chefs de bureau ou de rayon) qui forment tout à coup le « peuple sans peur » des manifestations qui vont de la Bastille à la République, de la République à la Nation.

 

Nuits de Paris

Vous qui la connaissez dans ses secrets soupirs

Et dans les beaux regrets de ses arrachements.

Ce n’est pas à Pigalle ou à Montmartre que vous pourrez savourer la nuit parisienne (encore que…) mais en cent autres lieux, des plus connus (les quais de la Seine, certaines terrasses de café) aux plus discrets. Il y a les autobus de nuit, le commerce charnel (pas nécessairement rue Saint Denis), les malheureux qui dorment écrasés sur le trottoir, les maris adultères qui viennent de s’arracher aux bras de leur maîtresse, les fêtards de l’aube, les simples amoureux et amoureuses des promenades nocturnes, pour la rêverie ou pour l’aventure…

 

Vous seule vous savez comme elle est jeune et belle

La ville intolérante et pourtant libertaire.

Violente dans ses humeurs, la ville aux feintes indifférences reste dans tous ses mouvements la capitale de la liberté, mille fois décrite et racontée, la cité-mosaïque toujours magnifiquement insaisissable.

***             

« Sainte Geneviève patronne de Paris » (1913) figure dans les Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy, Editions de la Pléiade.

 

Article publié dans le numéro 769 de « Royaliste » – 2 avril 2001

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