Parapets et frontières

Mai 16, 2004 | Chemins et distances

On reparle ces temps-ci de frontières. Qui ? Des politiques qui s’interrogent sur les limites de l’élargissement européen. Des traditionalistes qui méconnaissent la tradition française. Des citoyens parfois perdus, faute d’un véritable débat sur l’Europe, dans des représentations imaginaires.

Je voudrais faire part aux uns et aux autres de quelques considérations banales, en rappelant pour commencer que notre conception du tracé frontalier est moderne et que la thèse des « frontières naturelles » n’a guère plus de deux siècles. Auparavant, en Europe, on pensait le territoire impérial ou royal en terme de marches et de places fortes, ce qui lui donnait des contours beaucoup plus flous.

Notre définition de la frontière est devenue quasi-millimétrique, c’est un fait. Mais quand les Européens pensent à leurs frontières, il s’agit de frontières nationales. Quant à la France, la représentation hexagonale est trompeuse puisque notre territoire se trouve aussi dans les Caraïbes, dans le Pacifique, dans l’Océan indien, sur le continent latino-américain. On oublie aussi que la France possède un domaine maritime de 14 millions de km2 ce qui est considérable : à eux seuls, les 2,7 millions de km2 que nous possédons dans l’océan indien constituent une superficie neuf fois plus étendue que le territoire métropolitain.

Cela signifie que le domaine public français est surtout situé hors du continent européen, ce qui change du tout au tout le débat sur les frontières de l’Europe.

Bien que cela soit tout à fait inconvenant, il me faut aussi rappeler que, dans cette fraction d’Europe qu’est encore l’Union européenne, les frontières sont avant tout nationales. Les Français s’en apercevraient immédiatement en cas de crise internationale grave : toute pénétration militaire hostile sur le territoire métropolitain ou sur ceux d’outre-mer déclencherait la riposte de nos forces armées ; toute présence hostile sur notre domaine maritime entraînerait l’intervention de la marine nationale ; toute menace généralisée exposerait l’agresseur à une riposte nucléaire.

Pourquoi aurions-nous peur ? Ce ne sont pas quelques dizaines de terroristes qui pourraient venir à bout de la France, qui rassemble sur un vaste territoire largement sanctuarisé tous les moyens modernes de la puissance – ceux qui lui permettent de jouer un rôle mondial.

Ces constats ne doivent rien à l’orgueil nationaliste. Au contraire. L’union entre les Etats devient possible et a chance d’être durable lorsque les frontières nationales sont précisément fixées. Nous avons cessé d’avoir peur de l’Allemagne à partir du moment où les frontières de notre voisin ont été fixées par traité international, alors que la situation dans les Balkans demeurera dangereuse tant que les frontières de chaque Etat ne seront pas délimitées et reconnues par traité.

Quant à l’Union européenne, elle s’élargit par l’adhésion d’Etats nationaux et non par effacement de leurs frontières. D’ailleurs, l’Europe n’a jamais eu de frontières assignées une fois pour toutes. L’identité européenne n’est pas concevable sans les Etats nationaux qui la constituent, et l’unité européenne ne peut pas devenir effective si nous refusons la dynamique de l’extension et d’une « intégration » qui est toute autre chose que l’idéologie (désintégratrice !) d’une marché ultra-concurrentiel. La francophonie, l’hispanité, la slavité sont quelques unes des manières par lesquelles l’Europe accueille « du monde » et existe dans le monde : la fièvre obsidionale qui nous ferait reconstruire les « anciens parapets » sous la bannière de M. de Villiers produit des représentations délirantes. L’Europe n’a jamais eu de murailles politiques et militaires communes, ni d’ennemi susceptible de la fédérer : pour préserver son indépendance à l’égard d’un impérialisme catholique, la France chrétienne fut longtemps l’alliée de l’empire ottoman.

L’Europe est d’abord une dynamique de civilisation qui la porte à étendre toujours plus loin son esprit civilisateur selon ses dialectiques culturelles et ses jeux internes de puissances. Notre projet de confédération européenne s’inscrit dans ce mouvement historique, tellement passionnant qu’il rend dérisoires les peurs et les exclusions. En France, en Europe, nous n’avons pas besoin d’ennemis pour exister et pour nous affirmer dans le monde entier.

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Editorial du numéro 839 de « Royaliste » – 2004

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