La protection de l’économie est en France une tradition fondamentale, alors que le libre-échange n’est qu’une longue parenthèse qui coïncide avec la 5ème République. Elle sera bientôt refermée.

 Le sujet est austère mais le fait est savamment établi par David Todd dans un ouvrage (1) qui désormais sera pour nous une référence majeure : la protection de l’économie est une passion française, intelligemment vécue et qui s’est constituée en tradition nationale au fil des deux derniers siècles. Joutes idéologiques, débats parlementaires, campagnes d’opinion, formulation très argumentée des enjeux nationaux, défense des intérêts sectoriels : nous avons connu, lors de la Restauration et pendant la monarchie de Juillet un formidable débat, auquel de nombreux Français ont participé et qui s’est terminé par la victoire du protectionnisme – incontestée tout une partie du 20ème siècle.

Cela fait une longue histoire, déformée par maints clichés et approximations puis inscrite dans la légende d’une marche inexorable vers la libéralisation totale des échanges. David Todd rétablit la vérité historique et clarifie en chemin les concepts autant que les enjeux. Il faut en effet distinguer le protectionnisme des anciens mercantilismes européens qui ont recours à des droits de douanes très élevés, « prohibitifs », mais qui visent l’expansion du commerce extérieur par la création de grandes compagnies dotées de privilèges commerciaux (Compagnies des Indes sous Louis XIV), par l’exploitation des colonies, par la réglementation des manufactures en vue d’une production de qualité.

Après le Blocus continental et face au système prohibitif, les partisans de la liberté des échanges lancent une première offensive. Dès 1802, Adam Smith avait remporté en France un vif succès, attesté par les nombreux éditions et réimpressions de La richesse des nations dont les idées avaient été vulgarisées par plusieurs économistes de renom – le plus connu était Jean-Baptiste Say. A partir de 1821, les parlementaires s’affrontent sur le système prohibitif défendu par les ultras et dénoncé par les libéraux. Le débat est politique, économique, moral (les prohibitions favorisent les contrebandiers) et les grands intérêts plaident avec force contre les douanes, en Alsace et surtout à Bordeaux qui devient le pôle de la propagande libre-échangiste. Celle-ci est orchestrée par des personnalités intelligentes et efficaces : Henri Fonfrède, figure éminente du libéralisme politique bordelais, très actif sous le règne de Charles X, qui estime que le libéralisme économique est dans la logique d’un régime de liberté ; John Bowring, agent d’influence britannique qui opère avec succès au début de la monarchie de Juillet.

La droite réactionnaire protectionniste contre la gauche, amie de la liberté dans tous les domaines : le débat paraît clair. Il ne l’est pas. Les deux camps se réclament des principes posés en 1789, les libre-échangistes mettent l’accent sur la Liberté, les protectionnistes insistent sur l’Egalité. Surtout, la révolution libérale de 1830 n’aboutit pas à la victoire du libre-échange : au contraire, les libéraux se divisent sur les questions douanières et ce sont les thèmes protectionnistes qui l’emportent et acquièrent force de loi.

La réaction patriotique libérale est menée par Adolphe Thiers, figure emblématique du libéralisme politique bourgeois et par l’agronome Christophe Mathieu de Dombasle. Tous deux défendent l’unité nationale, récusent les théories économiques anglaises et refusent de lier la liberté politique et la libéralisation des échanges. C’est un discours très moderne, étranger au mercantilisme de l’Ancien régime, qui trouve un large écho dans le pays et qui se constitue grâce à l’apport de maints auteurs (dont Frédéric List, partisan d’une protection limitée) en un corps de doctrine : « nationalisme », au sens d’une priorité accordée aux intérêts nationaux ; défense d’un « système protecteur » de l’industrie et de l’agriculture françaises ; anglophobie militante ; volonté (pas toujours cohérente) d’éviter aux ouvriers français le sort épouvantable des prolétaires britanniques…

Battus sur le terrain idéologique, les libre-échangistes (tels Bastiat) perdent pied dans l’opinion publique et se heurtent à de puissants groupes d’intérêts. Au terme d’un débat parlementaire long et passionné, les lois de douanes consacrent en 1836 la victoire des libéraux « nationalistes » et protectionnistes. La gauche démocratique et socialiste est quant à elle favorable au libre-échange avant 1845 puis se rallie majoritairement au protectionnisme après la révolution de 1848. On sait que cette hésitation demeure au sein du Parti socialiste.

David Todd rappelle dans sa conclusion que le Second Empire, régime autoritaire, imposera une politique commerciale libérale avant que la 3ème République ne reprenne le fil de la tradition française, patriotique, égalitaire et de plus en plus marquée par les idées du socialisme réformiste. C’est sous la 5ème République que la France, entrée dans une organisation ouest-européenne acquise au protectionnisme agricole, au tarif extérieur commun et à la préférence communautaire a progressivement glissé dans un libre-échangisme rejeté par le peuple français. On vérifiera bientôt que, dans notre histoire, le libre-échange est l’exception – néfaste – à la règle protectrice qui doit maintenant être conçue pour l’ensemble du continent européen.

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(1) David Todd, L’identité économique de la France, Libre-échange et protectionnisme, 1814-1851. Grasset, 2008.

 

Article publié dans le numéro 943 de « Royaliste » – 2009

 

 

 

 

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