Diplômé d’Oxford, docteur en histoire, Robert Griffiths enseigne actuellement à l’université Stendhal de Grenoble. Voici quelques années, il a consacré un ouvrage aux monarchiens, c’est-à-dire au groupe de députés qui tentèrent, entre 1789 et 1792, de concilier le roi et la révolution. Il a bien voulu nous expliquer l’intérêt et l’actualité de cette première forme de royalisme constitutionnel.

Royaliste : Longtemps, les monarchiens sont restés méconnus ou ignorés, y compris dans la tradition royaliste. Que voulait ce groupe ?

Robert Griffiths : On définit habituellement des monarchiens comme le groupe de monarchistes constitutionnels qui fut certainement majoritaire à l’Assemblée constituante, entre mai et septembre 1789. Ce groupe s’est organisé autour de Joseph Mounier, le chef de la révolte de Vizille et l’animateur du mouvement de protestation contre le « ministérialisme » parisien. Pendant l’été 1789, Mounier défendit l’idée d’une constitution plus ou moins à l’anglaise, qui maintiendrait le principe de l’autorité royale grâce au veto et qui comporterait deux chambres. Plusieurs personnalités majeures se rassemblèrent autour de lui : Nicolas Bergasse, un avocat, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre, deux nobles libéraux, Pierre Malouet, intendant de la Marine, qui jouèrent un rôle important dans les premières années de la Révolution puis, pour certains, au cours de leur exil à Londres.

Depuis quelques années, le rôle des monarchiens a été plus amplement reconnu, comme l’atteste le recueil des textes des orateurs de la Révolution française publié par La Pléiade : un tiers du premier volume est consacré aux monarchiens.

Royaliste : Comment expliquer ce regain d’intérêt ?

Robert Griffiths : Comme on l’a vue au moment du bicentenaire, la Révolution française n’est plus étudiée en relation avec la révolution bolchevique et sous l’angle de la Terreur de 1793. Tout le monde a voulu récupérer les conceptions plus libérales de 1789 : ainsi François Furet et Ran Halevi soutiennent qu’entre juin et octobre 1789 tout est dit de l’esprit de la Révolution, ce que je trouve très exagéré. Il reste que cette lecture libérale du début de la Révolution a fait revenir sur le devant de la scène les monarchiens.

Royaliste : Quel fut précisément leur rôle dans le débat politique, et selon quelles idées ?

Robert Griffiths : Dans le débat de septembre 1789 sur la Constitution, les camps ne sont pas aussi rationnellement tranchés qu’on ne le dit. Il n’est pas possible d’opposer un bloc « patriote » imprégné de conceptions américaines et défendant le principe de l’assemblée unique, à un bloc « monarchien », plus conservateur, et qui se serait référé au système anglais. J’observe quant à moi une confusion totale ; certains députés confondaient le veto et la sanction, et il y avait un manque d’homogénéité chez les monarchiens. Certes, ces derniers s’étaient constitués en groupe comme les autres, mais l’adhésion au « comité central » monarchien n’était pas toujours dictée par des raisons de haute politique : certains adhéraient parce qu’ils avaient peur des mouvements de rue et des troubles dans les campagnes. En somme, beaucoup de bourgeois modérés craignaient de perdre le contrôle de la révolution en cours, mais leur credo politique n’était pas unifié. Cette diversité d’opinion est également nette chez les animateurs du courant monarchien : par exemple, sur la Chambre haute, Lally-Tollendal souhaite des sénateurs à vie, alors que Mounier propose un mandat de six ans ; Mounier propose que les sénateurs soient élus par l’assemblée provinciale alors que Lally veut que le roi nomme les sénateurs à partir d’une liste établie par les assemblées.

On observe la même confusion dans le débat sur le veto. On parlait du « veto illimité », mais sans savoir ce que cela signifiait : s’agissait-il d’un veto pour toujours, donc absolu, ou d’un veto suspensif ? Beaucoup de députés de la Constituante ne saisissaient pas la distinction et Malouet a semé la pagaille lorsqu’il a déclaré que, la nation seule ayant un veto absolu, celui du roi ne peut être que suspensif. Or Malouet était censé défendre le principe du veto absolu !

Royaliste : Qui a inventé le mot « monarchien » ?

Robert Griffiths : Je me suis aperçu que ce mot n’était pas utilisé en 1789 alors que M. Egret, auteur d’un livre sur Mounier, parle sans cesse des « monarchiens » – tout comme François Furet d’ailleurs, alors que le groupe ne peut être qualifié comme tel au début de la Révolution. Le mot a été utilisé pour la première fois par Camille Desmoulins, puis par d’autres « patriotes » de gauche et par des jacobins, à la fin de 1790 : le mot, péjoratif, a été lancé contre le Club des Impartiaux qui avait été fondé par Malouet pour défendre le principe de l’autorité royale après la défaite du mois de septembre 1789 et qui précède le Club des Amis de la Constitution monarchique rassemblé autour de Malouet et de Clermont-Tonnerre : pour eux, le roi doit représenter la souveraineté nationale, il doit représenter la souveraineté du peuple. Les monarchiens veulent que le roi ne soit pas seulement chef de l’exécutif mais qu’il dispose aussi d’un pouvoir législatif ; cela selon le système anglais qui ne connaissait pas la séparation des pouvoirs et qui fonctionnait sur le principe du King in Parliament.

Bien entendu, les monarchiens n’évoquent jamais le droit divin, ils s’inscrivent dans la philosophie des Lumières, ils souhaitent une administration éclairée, et surtout que le roi continue à jouer un rôle central afin d’éviter la tyrannie d’une Assemblée unique. Pour Malouet et Clermont-Tonnerre, le roi n’est pas là pour contrebalancer l’Assemblée. L’important est qu’elle contrôle celle-ci par le droit de veto et qu’il puisse représenter la véritable souveraineté du peuple. En ce sens, Malouet est beaucoup moins le disciple de Montesquieu que celui de Rousseau car il a le souci de l’unité du pouvoir- en l’occurrence le pouvoir tutélaire du roi, qui incarne l’idée de souveraineté du peuple.  Telles sont les idées qui définissent les monarchiens, et qui leur vaut la double opposition de la droite contre-révolutionnaire et de la gauche jacobine.

Royaliste : La pensée monarchienne naît-elle avec la Révolution, ou peut-on lui trouver des antécédents ?

Robert Griffiths : Les monarchiens sont considérés comme les héritiers du courant réformateur qui est représenté, à la veille de la Révolution, par Lamoignon et Brienne qui veulent transformer le pays par le haut : il s’agissait de mettre en place un nouveau système d’administration des finances et un système d’assemblées provinciales unifié et rationalisé. D’ailleurs, les adversaires des monarchiens ne s’y sont pas trompés puisqu’ils les désignent clairement comme les suppôts du « despotisme ministériel ».

Royaliste : Qui sont ces adversaires ?

Robert Griffiths : Il y a bien sûr la gauche, mais aussi la droite nobiliaire pour laquelle les monarchiens sont des diables : aux yeux des contre-révolutionnaires, qui font la politique du pire, ce sont les monarchistes modérés qui ont déclenché la Révolution : d’où des attaques d’une grande violence contre les monarchiens, des extrémistes de droite et de gauche à la fois. J’ajoute que les monarchiens se distinguent très nettement des libéraux, une distinction quelque peu négligée dans les écrits de François Furet qui a tendance à intégrer Malouet et ses amis dans la tradition libérale. Alexis de Tocqueville ne s’y trompe pas. Dans ses notes préparatoires à l’ouvrage sur la Révolution qu’il n’a pas écrit, Tocqueville montre on effet que Mounier s’inscrit dans une logique centralisatrice et déplore chez les monarchiens la « haine des privilèges et des provinces ».

Royaliste : Quelle est l’attitude des monarchiens après la chute de la monarchie ?

Robert Griffiths : Pendant l’émigration, un très vif débat s’est poursuivi entre les monarchiens et la droite nobiliaire. Pendant leur séjour en Angleterre, Malouet et ses amis (notamment les archevêques Boisgelin et Champion de Cicé, ainsi que Lally-Tollendal et le journaliste suisse Mallet du Pan) continuent de refuser le régime d’Assemblée. Ils admirent l’Angleterre parce que, à l’époque, le roi est aussi important que le Parlement. Ils veulent que le roi exerce un pouvoir « unitaire », un pouvoir « tutélaire » : tels sont les deux mots qui reviennent tout le temps sous leur plume. C’est pourquoi ces royalistes modérés refusent la Constitution de l’An III, mais acceptent la Constitution de l’An VIII (celle de Napoléon) parce qu’elle institue un pouvoir unifié. Mais c’est à contre-cœur qu’ils acceptent le régime napoléonien, et ils espèrent que son caractère césariste s’atténuera au fil du temps.

Royaliste : En quel sens peut-on parler, aujourd’hui, d’un héritage de la pensée monarchienne ?

Robert Griffiths : Il y a une influence monarchienne, qui n’est pas continuelle, mais dont nous pouvons prendre quelques instantanés. Cette influence est très claire lors de la première et de la seconde Restauration. J’en veux pour preuve le rôle joue par le fils de Mounier (qui partageait les idées de son père) dans les travaux préparatoires à la Constitution sénatoriale, et par Fontanes qui était membre du Club monarchique en 1791. La Charte porte également la trace de l’influence monarchienne puisqu’elle n’était pas centrée sur le Parlement, mais organisait un pouvoir unitaire autour du roi. Il n’y a pas de lien entre les monarchiens et le césarisme bonapartiste, mais le projet de réforme constitutionnelle élaboré par Emile Ollivier à la fin du Second Empire s’inscrit dans une perspective dyarchique proche des thèses monarchiennes. J’observe également que beaucoup d’écrits sur les monarchiens ont été publiés en 1871, lorsque la France cherchait à se donner une Constitution permettant de concilier le royalisme et le républicanisme modérés. Mais, dans une perspective anglophile qui privilégie alors la conception parlementariste, il y a alors tendance à présenter les monarchiens comme les « véritables libéraux » – ce qui est manifestement faux en ce qui concerne Malouet et Clermont-Tonnerre. La Constitution de 1875 reprend l’idée bicamérale défendue en 1789 par les monarchiens, mais n’organise pas l’exécutif fort qu’ils souhaitaient.

En revanche, il y a une forte ressemblance entre la pensée monarchienne et les conceptions du général de Gaulle qui récusait le régime d’Assemblée et qui pensait que la souveraineté nationale devait être incarnée par un président. Le fondateur de la République n’écrivait-il pas dans ses Mémoires d’Espoir que son principal objectif avait été de « doter l’État d’institutions qui lui rendent la stabilité et la continuité dont il est privé depuis 168 ans » ? C’est là une référence explicite à 1789, lorsque les monarchiens étaient les principaux critiques d’un régime d’Assemblée. C’est pourquoi je trouve que les entretiens entre le général de Gaulle et le comte de Paris sont revêtus d’une importance non négligeable, sur un plan symbolique.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 647 de « Royaliste » – 2 juillet 1995.

 

Robert Griffiths, Le Centre perdu, Malouet et les monarchiens dans la Révolution française, PUG, 1988.

Les orateurs de la Révolution française, Tome I, La Pléiade.

 

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