Directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef du Débat, Marcel Gauchet est l’auteur d’une œuvre marquée voici trente ans par Le désenchantement du monde (1) et par la publication bientôt achevée d’une histoire philosophique du monde contemporain intitulée L’avènement de la démocratie (2). Alors que divers mouvements populistes se livrent à une contestation radicale des élites dans une ambiance pessimiste ponctuée de discours sur le déclin, Marcel Gauchet a choisi d’intervenir sous la forme d’un essai dialogué sur des thèmes polémiques – le malaise français, la construction européenne, l’économie libérale, la mondialisation – pour tenter de comprendre l’époque que nous sommes en train de vivre et les raisons pour lesquelles les citoyens d’une grande nation – la France – se sentent humiliés et abandonnés.

En décidant de répondre aux interpellations d’un historien et d’un journaliste (3), Marcel Gauchet prend le temps de tenir un propos très directement politique sans perdre de vue l’ensemble de ses recherches. C’est ce qui donne à ses éclairages et à ses éclaircissements sur la période que nous vivons une puissance propre à élever le débat, au moment même où les nombreux candidats à l’élection présidentielle de 2017 engagent sur des thèmes rebattus leurs premières escarmouches. D’où l’impression largement partagée par les Français d’un décalage entre le simplisme de la communication partisane et une évolution insaisissable de la société française.

Cette complexité est aggravée par trois paradoxes qui s’imposent au fil de la lecture de l’essai. La modernité se caractérise par la primauté des droits de chaque individu et pourtant les Français, aussi individualistes soient-ils, gardent un sens aigu de leur aventure nationale. Cette conscience collective s’exprime par un intérêt passionné pour la politique, alors que les éditorialistes pointent le désengagement militant et le faible nombre d’adhérents dans les partis. Et le « présentisme », le  culte de l’instant présent, n’a pas atténué la passion des Français pour l’histoire – à commencer par l’histoire de France.

Les Français forment un peuple forgé par plus de mille ans d’histoire, qui a largement participé à l’invention de la modernité individualiste et qui conserve un sentiment patriotique assez vif pour s’inquiéter de ce qu’ils nomment déclin, perte de puissance, ou abaissement de la France. Tel est selon Marcel Gauchet le malheur français, celui de citoyens qui s’inquiètent plus pour la France que pour eux-mêmes. Bien entendu, nous sommes là dans le domaine du sentiment, de l’impression, du « ressenti » comme on dit aujourd’hui, et les dirigeants du pays ont beau jeu d’aligner les faits et les statistiques qui montrent que la France reste une grande puissance mondiale et un acteur important dans le jeu européen. Mais c’est bien là que se situe, entre les Français et leurs dirigeants, un malentendu qui est en train de tourner au divorce.

Le divorce en cours porte sur l’Europe, ou plus précisément sur l’Union européenne. Les référendums français et hollandais de 2005 et le référendum grec de 2015, entre autres, auraient dû alerter sur la force et la permanence d’un rejet que le référendum britannique de 2016 a confirmé. Ce rejet porte sur le rêve formé par une fraction croissante des élites françaises qui, à droite comme à gauche, adhère à une démarche semblable en vue d’un idéal commun : la construction européenne. Malgré ses retards et ses crises, l’Europe des traités est présentée et vécue comme condition et garantie de la paix. Conçu sous l’égide d’Etats souverains, dans des économies fortement dirigées et largement socialisées, le rêve des « pères fondateurs de l’Europe » a évolué vers le « marché unique » libéral puis vers la zone euro qui couvre partiellement l’Union européenne et qui a établi des règles contraignantes sur la gestion budgétaire.

C’est au cours de cette évolution que les discours et les actes des dirigeants français ont divergé. Après le départ du général de Gaulle, une partie des élites françaises a estimé que la France avait par elle-même trop peu de poids pour mener un jeu singulier et que l’Europe des traités était l’avenir de la France. Dans leur majorité, les Français acceptaient un discours fédéraliste et une pratique confédérale – autrement dit « intergouvernementale » – par laquelle chaque pays défendait ses intérêts.  Il était acquis que, de toutes manières, la France dirigerait l’Europe des traités quelle qu’en soit la forme. C’est au cours des deux septennats de François Mitterrand qu’une nouvelle dynamique s’est enclenchée sous le couvert des déclarations et des attitudes très ambigües d’un président socialiste qui a choisi la rigueur en 1983 puis le traité de Maastricht et l’Union économique et monétaire pour deux raisons : la première, officielle, consistait à redire que l’Europe était l’avenir de la France ; la seconde, officieuse, était l’arrimage et le contrôle d’une Allemagne réunie après la chute du Mur de Berlin. Le référendum de 1992 est alors gagné de justesse parce qu’il y a incertitude sur les intentions réelles du président de la République mais ensuite, comme l’explique Marcel Gauchet, le piège se referme sur la France et les Français : l’Allemagne profite de la monnaie unique et s’impose comme première puissance économique de l’Union européenne en faisant prévaloir ses choix politiques au début de la crise yougoslave.

Cette évolution convient tout à fait aux élites françaises qui continuent à célébrer le « couple franco-allemand », les bienfaits de l’Union économique et monétaire et l’impérieuse nécessité de la rigueur budgétaire. Très vite à droite, avec plus de réticences à gauche, le grand tournant libéral opéré par Ronald Reagan et Margaret Thatcher a été accepté puis encouragé au prétexte qu’il n’y aurait pas d’autre choix. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la phase de mondialisation ou plus précisément de globalisation financière est apparue comme la fin, heureuse, de l’Histoire : le Marché vient après les nations, après les Etats, après les tragédies du 20ème siècle, pour associer les hommes dans la saine émulation – qu’on appelle compétitivité.

Le grand récit sur l’Europe et sur la mondialisation heureuse a progressivement comblé le fossé idéologique entre la droite et la gauche sans pour autant convaincre la majorité des Français. Les dirigeants successifs du pays l’ont compris puisque des compensations ont été offertes aux populations soumises aux duretés du libéralisme économique. Marcel Gauchet rappelle que l’abandon du socialisme par François Mitterrand a été masqué par le gauchisme culturel de Jacques Lang – de même que Lionel Jospin a tenté de faire oublier l’abandon par la gauche de son programme social par la promotion du « sociétal », manœuvre reprise par François Hollande lors de la loi Taubira. A droite, le discours gaulliste d’Henri Guaino a couvert le recyclage du « traité constitutionnel européen » en traité de Lisbonne.

Dès lors, beaucoup de Français, électeurs des partis traditionnels de gauche et de droite, ont dénoncé la « trahison » des dirigeants, voire un complot mondial orchestré par les capitalistes, par les Américains et généralement par les deux à la fois. La thèse présentée par Marcel Gauchet est beaucoup plus subtile et réaliste : pour lui les élites françaises ont transféré leur vieil héritage universaliste, tantôt le christianisme, tantôt les Lumières, tantôt le messianisme marxiste, vers la mondialisation vécue comme une nouvelle expression, concrète, de cet universalisme. On comprend dès lors la colère des élites déterritorialisées contre les adversaires de l’Europe des traités et de la mondialisation : ce sont des « ringards », des représentants de la « France moisie », des nationalistes, des xénophobes. Y répond la colère de ceux qui se voient méprisés et qui votent pour le Front national ou se réfugient dans l’abstention.

Somme toute, les nouvelles élites françaises vivent dans leur monde, dans les « villes-monde » que sont New York, Londres, Paris… et cultivent une idéologie très simple, libérale et libertaire, qui valorise les individus et les beaux plans de carrières alternativement menées dans le public et dans le privé. Leurs préoccupations et leurs ambitions les portent très loin de la France et des problèmes des populations, surtout celles qui vivent à la périphérie des grandes villes. Or la majorité des Français – des Italiens, des Grecs, des Allemands – ne partagent pas cette idéologie et ne peuvent pas partager le mode de vie des élites. Ils ne sont pas « ringards », mais ils continuent de penser comme leurs ancêtres du siècle de Louis XIV, du siècle des Lumières ou des « Trente glorieuses » que le fait d’appartenir à une nation ne retranche pas de l’universel mais permet au contraire d’y accéder. Ils peuvent le comprendre par des livres savants ou simplement par la lecture de La Fontaine ou de Victor Hugo, tous deux typiquement français mais lus dans le monde entier. De manière plus ou moins explicite, ces citoyens demeurent fidèles au modèle français – celui d’une proto-nation monarchique puis d’une nation fondée sur une relation complexe entre l’Etat et le peuple, qui tient à son rang mondial, qui est hostile à la logique impériale de domination et qui conçoit l’Europe comme un concert de nations. Comme l’explique Marcel Gauchet, la République gaullienne est aux yeux d’innombrables Français l’exemple le plus récent et réussi de ce modèle dont ils cultivent aujourd’hui la nostalgie.

Les dirigeants politiques de droite et de gauche, les intellectuels médiatiques et les journalistes influents affirment que la France du général de Gaulle appartient à un passé révolu mais ils n’ont pas réussi à en convaincre les innombrables Français qui vivent aujourd’hui dans l’humiliation. A l’encontre d’une idée reçue, explique Marcel Gauchet, les Français ont toujours été préoccupés par la politique étrangère, regardée sous l’angle du « rang » de la France, de sa « grandeur » – deux mots souvent prononcés par le général de Gaulle. Chaque fois que les Français ont jugé que la France perdait son rang, qu’elle n’était plus exemplaire aux yeux du monde, ils ont pris leur revanche. L’humiliation éprouvée après de traité de Paris qui consacre en 1753 la suprématie anglaise au terme de la guerre de Sept ans est l’une des causes méconnues de la Révolution française et du prestige de Napoléon. Après la défaite de 1870, l’Empire colonial permet de réaffirmer la grandeur de la France, deuxième puissance mondiale, et la victoire de 1918 place la France au sommet. La Libération et les « Trente glorieuses » sont les derniers en date de ces sursauts qui se déroulent dans la guerre puis dans l’équilibre de la terreur nucléaire.

Nul ne peut affirmer que les Français prendront une nouvelle fois leur revanche pour tenter de porter la France au plus haut. La période présente est celle d’un désarroi croissant, aggravé par la peur désormais quotidienne de l’attentat. Or le défi terroriste, qui exige pour premier rempart un pouvoir politique à tous égards légitime aux yeux de la population, est lancé à une classe politique déroutée par la stratégie djihadiste et incapable de présenter un projet politique susceptible de rassembler les Français. Cette incapacité procède d’une conviction : l’idéologie dominante affirme que le politique est soumis au champ économique et plus particulièrement aux marchés financiers. Le débat politique se réduit donc à une série de discours sur la modernisation du pays par des « réformes structurelles » et des révolutions sociétales, assorti de promesses sur le progrès technologique. Or cette idéologie subit des démentis de plus en plus manifestes. Le djihadisme est un défi politique adressé des gestionnaires. La mondialisation des techniques ne produit pas un marché mondialisé mais une compétition entre des nations, parmi lesquelles les Etats-Unis, le pays modèle des mondialistes, dirigé par une classe politique profondément patriote, qui sacralise la nation américaine, glorifie son armée et défend avec obstination ses intérêts vitaux. Quoi qu’on puisse en penser, la Russie, la Chine mènent aussi une politique conforme à leurs intérêts géopolitiques dans un monde qui reste porté par la dialectique des empires et des nations.

En bonne logique, Marcel Gauchet conclut son livre en appelant à une « réorientation politique » de grande ampleur – cette décision politique étant la réforme préalable à toutes les autres réformes. Il ne présente pas un programme – ce n’est pas le travail d’un philosophe du politique – mais plusieurs impératifs qui procèdent de son diagnostic. Il faut un « réajustement du rapport à l’Europe » à partir d’un froid bilan des acquis et des impasses pour refonder cette Europe comme communauté de nations. Il faut une « nuit du 4 août de la nomenklatura française » qui a abusivement prospéré depuis François Mitterrand en perdant de vue le service de l’Etat. Il faut cesser de vouloir réformer la France contre son histoire et refaire de la politique, c’est-à-dire « décider collectivement de notre sort » en reformant un gouvernement après tant d’années de « gouvernance » gestionnaire. Marcel Gauchet ne raisonne pas en termes de puissance mais d’exemplarité car la France peut à nouveau être exemplaire : « Crise de la démocratie, crise de l’Europe, crise de l’intégration, crise écologique, les chantiers ne manquent pas où la liberté d’esprit et la capacité d’imagination qui ont été le meilleur de notre histoire ne demandent qu’à trouver un emploi. »

Quelle que soit son appartenance, le dirigeant politique qui lirait Marcel Gauchet et s’appuierait sur ses conclusions serait en mesure de renouveler les enjeux de la prochaine élection présidentielle.

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(1)  Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

(2) Aux éditions Gallimard, t.1 La Révolution moderne, t.2, La crise du libéralisme, 2007, t.3 A l’épreuve des totalitarisme, 1914-1974, 2010.

(3) Marcel Gauchet, avec Eric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, 2016. 369 pages. 20 €

Article publié sous pseudonyme – 2016

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