Historien de la résistance civile au totalitarisme, Jacques Semelin a consacré deux ouvrages à la survie des Juifs dans la France occupée (1). Il vient d’y ajouter le journal de sa recherche et des débats qu’elle a suscités (2), riche d’éclaircissements sur la manière dont la mémoire de l’Occupation a été transformée ou tente de l’être.

Auteur d’un bref essai sur les discours de commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv’ par Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron (3), j’ai trouvé dans le livre de Jacques Semelin une confirmation de ma critique du discours prononcé par Jacques Chirac en commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv’. Avant d’examiner la manière dont a été fabriqué le point de vue désormais officiel sur Vichy, je veux souligner l’importance décisive du travail de Jacques Semelin, quant à l’histoire et à la mémoire des persécutions antisémites en France.

L’énigme de la survie

L’énigme tient à un pourcentage : 75% des Juifs de France ont survécu à la persécution nazie et vichyste, soit 200 000 ou 240 000 personnes selon les estimations. Le fait, établi par Serge Klarsfeld, a été tardivement reconnu car toute l’attention s’est très normalement portée sur les victimes des persécutions. C’est à la demande de Simone Veil que Jacques Semelin a enquêté, recueilli maints témoignages et livré ses conclusions qui vont à l’encontre de l’explication courante – et de l’argumentaire pétainiste repris par Éric Zemmour (4).

La survie de 75% des Juifs de France ne peut être l’heureux résultat de l’action des Justes glorifiés dans les discours officiels – que j’avais repris sans plus d’examen. Les 3 800 Justes français ne peuvent, à eux seuls, avoir assuré la survie de 200 000 personnes. L’hommage qui doit leur être rendu ne doit pas occulter cinq facteurs généraux :

– Beaucoup de Juifs, surtout les jeunes et les couples sans enfants, ont pu organiser leur clandestinité en trouvant des abris sûrs, en achetant de faux papiers, en payant des passeurs…

– D’innombrables citoyens ont aidé les Juifs français et étrangers – par quelques mots pour les avertir d’un danger, en accueillant leurs enfants, en gardant simplement le silence car, contrairement à la légende, les lettres de dénonciation furent peu nombreuses.

– Les administrations publiques ont joué un rôle protecteur que Jacques Semelin est le premier à souligner. Ce n’est pas l’Etat à proprement parler, puisque Vichy avait détruit la légalité républicaine et se réduisait à une autorité de fait – mais il subsistait dans la France occupée des structures administratives qui ne répondaient pas automatiquement aux ordres de Vichy. De très nombreux fonctionnaires opérant dans les établissements d’enseignement, dans les gendarmeries, dans les préfectures, ont fermé les yeux sur les clandestins, averti les Juifs des opérations de police, favorisé la fabrication de faux documents.

– L’opinion publique a joué un rôle crucial. Elle a répercuté et amplifié la réaction indignée de plusieurs évêques après la Rafle du Vel d’Hiv’ ; elle a dissuadé Vichy d’aller plus loin dans la persécution en dénaturalisant des Juifs français comme les services de Pétain l’avaient envisagé.

– Dans les deux dernières années de l’Occupation, l’action de la Résistance a concentré l’attention des services vichystes de répression.

Somme toute, la France subsistait sous la superstructure vichyste et continuait de vivre selon ses plus anciennes traditions – le devoir d’hospitalité – avec un très vieux patriotisme qui consistait à faire le contraire de la volonté de l’envahisseur et selon les principes que dictaient le christianisme et la morale républicaine enseignée à l’école. La législation antisémite et la collaboration avec l’ennemi ont facilité la déportation – y compris la déportation de milliers d’enfants juifs nés de parents étrangers mais français selon le droit du sol – mais le peuple français, loin d’être coupable par complaisance, indifférence ou lâcheté, a sauvé, en territoire occupé, l’idée même de la France selon le principe de fraternité. Le discours de repentance s’en trouve, une fois de plus, invalidé.

Fabrique d’un discours

Or c’est l’idée de repentance qui habite l’esprit confus de Jacques Chirac en 1995 lorsqu’il décide de commémorer à sa manière la Rafle du Vel d’Hiv’. Le 16 juillet 1995, le président de la République déclare que “la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux”. Les propos du président de la République venaient contredire radicalement la condamnation de Vichy, prononcée en 1940, comme “autorité de fait” illégale et illégitime, étrangère à la France. Lorsque j’ai expliqué pourquoi le discours de Jacques Chirac devait être récusé, j’ignorais dans quelles conditions il avait été rédigé. Or Jacques Semelin a rencontré la rédactrice du discours, Christine Albanel, qui a répondu avec franchise à ses questions. Or ces réponses sont en tous points consternantes.

Lorsque Jacques Semelin demande à la rédactrice pourquoi elle a écrit : “La France a commis l’irréparable”, elle répond qu’il aurait été plus exact de parler du gouvernement de Vichy mais que “Vichy” revenait souvent dans le texte et qu’elle a “voulu éviter une nouvelle répétition pour une question de style”. Se rendant compte que le mot France pouvait “poser problème”, elle le maintient parce que le gouvernement de Vichy aurait été “plébiscité par les Français”. Elle a maintenu la phrase parce que “ce gouvernement n’était pas apparu par hasard, qu’il avait été la marque d’un aveuglement et d’une complicité avec le mal”. Christine Albanel dit ensuite que Jacques Chirac, lisant la phrase, lui a dit “Vous êtes sûre ?” et “conservé la formule sans s’y arrêter davantage”. Quand Jacques Semelin explique que les Justes n’ont pas pu sauver à eux seuls 200 000 Juifs, Christine Albanel répond que “c’était une manière de rendre hommage à Serge Klarsfeld”, puis avoue ceci avec un cynisme tranquille : “Et puis au moment où on est en train de casser le mythe de la France résistante, il fallait bien proposer un autre mythe, celui du Juste”. Il y a donc eu une volonté délibérée de « casser » le prétendu « mythe de la France résistante »…

Au cours d’une seconde conversation, Christine Albanel avoue qu’elle n’a pas consulté d’historiens avant d’écrire son discours (5) et qu’elle connaît fort mal l’histoire de la France au lendemain de la défaite militaire. A plusieurs reprises, elle dira son regret et confessera ses ignorances mais elle n’a jamais songé à s’expliquer publiquement sur ses erreurs et ses fautes de jugement alors que ce discours a constitué un tournant.

Un nouveau “régime mémoriel” a été fabriqué sur un coin de table, selon des impressions personnelles, des préoccupations stylistiques et des calculs médiocres. Faux et contradictoire, ce discours a été lu par un président indifférent à la signification des mots et à l’exactitude historique. D’ailleurs, Christine Albanel dit qu’un discours politique qui fait dans la nuance pour respecter l’exactitude historique rate son objectif et que, finalement, le discours du 16 juillet 1995 a atteint son but : en finir avec le “déni” gaullien puis mitterrandien et assumer le passé.

C’est ainsi qu’on a commencé de confondre Vichy, gouvernement de trahison, et la France, qui était à Londres. C’est ainsi qu’on a déclaré le peuple français complice du génocide et coupable devant le tribunal de l’Histoire. Pour abolir ce “régime mémoriel” qui insulte la France et les Français, il faudra conjuguer, longtemps encore, la recherche historique et le travail de la raison politique.

***

(1) Persécutions et entraides dans la France occupée, Comment 75% des Juifs de France ont échappé à la mort, Le Seuil-Les Arènes, 2013 ; La Survie des Juifs de France (1940-1944), Préface de Serge Klarsfeld, CNRS Éditions, 2018.

(2) Jacques Semelin, avec Laurent Larcher, Une énigme française, Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés, Albin Michel, décembre 2021.

(3) Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.

(4) Fort justement étrillé par Jacques Semelin, Éric Zemmour dénonce le discours de Jacques Chirac en affirmant qu’il est dans la ligne gaullienne mais l’essayiste fait silence sur le point fondamental : la légitimité gaullienne s’affirme face à l’illégitimité et à l’illégalité vichystes qui renvoient “l’Etat français” à son néant. Une “autorité de fait” a livré aux Allemands 24 500 juifs, hommes, femmes et enfants, soit le tiers des juifs déportés. On ne peut être à la fois gaulliste et défendre Vichy.

(5) Elle n’a pas non plus consulté Robert Badinter, qui a très sévèrement jugé le discours de Jacques Chirac lors de son entretien avec Jacques Semelin.

Partagez

3 Commentaires

  1. Du1erjour

    Bonjour,

    Merci pour ce billet de salubrité publique auquel je souhaite une large diffusion.

    J’avais eu à connaître votre blog après avoir lu votre important petit livre paru au Cerf.

    J’avais suivi, et participé, aux multiples discussions attachées aux différents billets que vous avez écrits, relatifs à cette période.

    [ce ne fut pas sous cet alias : oubli de ceux utilisés successivement]

    Respectueusement

  2. Degorde Philippe

    C’est effectivement totalement consternant et ce discours à l’époque a mis très mal à l’aise, pour dire le moins, ceux dotés de quelques connaissances historiques. Mais il y a pire. A cause de ce discours le Conseil d’Etat, par complaisance, s’en est inspiré et l’a en quelque sorte traduit juridiquement dans les conclusions du commissaire du gouvernement et les termes de l’arrêt Papon d’avril 2002. C’est depuis la nouvelle doctrine du droit français. Lequel, pas à une contradiction près, quelques années plus tard n’a pas hésité à dire le contraire lorsqu’il s’est agi de qualifier ou non d’archives publiques les documents de la France Libre à Londres..

    • René Fiévet

      Je vois que vous êtes bien informé. En effet, le Conseil d’Etat ne sait plus où il habite. Dans un avis rendu le 16 février 2009, à l’occasion de l’arrêt Hoffman Glemane, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État, la plus haute formation de jugement de cette institution, s’est prononcée sur la responsabilité de l’État dans la déportation résultant des persécutions antisémites pendant la seconde guerre mondiale. La signification était claire : la continuité de l’Etat entre 1940 et 1944 est passée par le régime de Vichy, et non plas la France Libre. L’ordonnance du 9 août 1944, rétablissant la légalité républicaine sur le territoire français, ne fait plus droit.
      Et pourtant, quelques années plus tard (arrêt du Musée des lettres et manuscrits, 13 avril 2018), le Conseil d’Etat a jugé l’inverse et considéré, en se référant explicitement à l’ordonnance du 9 août 1944, que la France Libre était dépositaire de la souveraineté nationale et a assuré la continuité de la République.
      La conséquence de tout ceci, c’est qu’on ne sait plus par où passe la continuité de l’Etat durant cette période.