Un an après « La Pensée 68 », qui suscita un vif débat, Luc Ferry et Alain Renaut analysent les éléments de continuité et de rupture qui unissent ou séparent les années soixante de celles que nous sommes en train de vivre. Tel est le sujet de leur nouveau livre (« Itinéraires de l’individu », éditions Gallimard), qui est au cœur d’une actualité politique et sociale éclairée par les événements de décembre dernier.

Royaliste : Le mouvement de Mai 1968 représente-t-il une « révolution trahie » par ceux-là mêmes qui l’ont faite ?

Luc Ferry : Tout le monde l’accorde aujourd’hui : il y a une rupture entre les années soixante et les années quatre-vingt. Dans les années soixante, les mouvements de révolte sont orientés par des projets utopiques, messianiques, qui sont inspirés par les idéologies gauchistes que nous connaissons bien. Dans les années quatre-vingt, nous assistons de toute évidence à un repli sur les valeurs de la sphère privée et à un désinvestissement des grands projets politiques et des grandes institutions qui portaient ces projets. C’est un fait que les utopies gauchistes ont disparu et, surtout, la plupart des repères symboliques qui accompagnaient la révolte des années soixante – qu’il s’agisse du rock ou des idéologies tiersmondistes – ont été relégués au second plan.

L’un des problèmes posés est que les principaux acteurs de Mai 1968 ont non seulement accompagné cette évolution mais y ont très souvent participé. Dans son livre Nous l’avons tant aimée la Révolution, Daniel Cohn-Bendit donne deux exemples particulièrement frappants de cette évolution. Le premier est celui de l’un des animateurs des Provos d’Amsterdam, qui contestait radicalement la famille, la bourgeoisie et le capitalisme, et qui est devenu patron d’une petite entreprise. Lorsque Cohn-Bendit lui fait observer qu’il a totalement changé de philosophie, l’ancien Provo répond que « c’est une évolution logique. Si la pratique te montre que tes idées sont irréalisables, eh bien il est normal que tu en changes ». Le second exemple est celui de Jerry Rubin, fondateur aux Etats-Unis du mouvement hippie dans les années soixante et qui anime aujourd’hui un autre mouvement, les Yuppies – Young Urban Professionnals – formé de jeunes entrepreneurs des grandes villes. Pour Jerry Rubin, les contestataires des années soixante sont devenus les dirigeants du pays : ils n’ont plus besoin de descendre dans la rue, de lutter contre l’Etat ; au contraire ce sont les gens de la génération des années soixante qui doivent devenir l’Etat puisqu’elle constitue maintenant les masses des années quatre-vingt… Jerry Rubin souligne donc très clairement la liaison entre les deux mouvements, et ce déplacement qu’il reconnaît avec une certaine honnêteté. La situation française est moins caricaturale, mais je vous laisse le soin de trouver dans notre pays des équivalents de Jerry Rubin …

Royaliste : Comment s’est effectué ce passage, et quelles en sont les conséquences ?

Luc Ferry : Aux yeux d’un certain nombre d’acteurs de Mai 1968 (je pense en particulier à mon ami Cornélius Castoriadis) cette évolution est perçue comme un échec, voire même comme une trahison. Notre thèse est au contraire qu’il y a un passage logique dans la mesure où Mai 68 n’a pas été une révolution de type traditionnel, comme celles de 1789 et de 1848 qui s’incarnaient dans des formes politiques et institutionnelles nouvelles. Or Mai 1968 n’est pas une révolution politique, mais une révolution sociale, et nous pensons que celle-ci a réussi : nous en voyons aujourd’hui toutes les conséquences dans la société française. Quant aux utopies gauchistes, elles constituaient bien davantage les instruments d’une critique sociale que d’une critique politique. Ce qui permet d’expliquer que ces utopies aient disparu comme autant de gadgets sitôt qu’elles ont accompli leur mission de critique sociale. Ainsi, les anciens maoïstes n’ont pas trahi leur projet, mais ont abandonné ce qui dans celui-ci était inessentiel. La nouveauté de 1968 n’est pas d’avoir revendiqué la libération des mœurs, que l’on trouve déjà dans les mouvements d’avant-garde de la fin lu 19ème siècle : ce qui est nouveau, c’est la démocratisation des avant-gardes et de leur idéologie. Cela permet d’ailleurs de comprendre la crise actuelle des avant-gardes, qui est la conséquence de cette démocratisation réussie. Il est probable que l’idée même d’avant-garde disparaîtra, dans le domaine esthétique comme dans le domaine politique. Dans cette perspective, il devient clair que Mai 1968 ouvre un nouvel âge de l’individualisme, non plus militant et révolutionnaire, mais narcissique comme le montre Gilles Lipovetski.

Royaliste : Certains ont opposé à cette analyse les événements de décembre dernier …

Luc Ferry : Pour nous, il n’y a rien dans le mouvement de décembre qui ne relève pleinement de la description des sociétés démocratiques en termes d’individualisme. Les valeurs mobilisées ont été d’ordre juridique, puisqu’il y a eu consensus chez les étudiants autour des droits de l’homme et contre le racisme, et d’autre part il y a eu défense d’intérêts « corporatistes » puisque le mouvement était animé par une petite fraction de la jeunesse. Rien donc qui ne participe pleinement de l’individualisme. J’ajoute que ces deux aspects du mouvement – juridisme -et défense d’intérêts particuliers étaient enrobés dans un discours qui revendiquait explicitement l’apolitisme.

Royaliste : Existe-t-il une morale des sociétés individualistes, et comment définir celle-ci ?

Luc Ferry : Sans porter un jugement de valeur, l’individualisme suppose un nouveau type de morale, qui a des conséquences sur la politique. Une tradition philosophique bien établie désigne la morale comme l’effort des individus pour s’égaler à une norme extérieure à eux, soit pour réaliser cette norme, pour réaliser cette loi. Dans la morale d’Aristote, comme dans celle de Kant, il existe des normes auxquelles l’individu est censé satisfaire. Nous assistons aujourd’hui à un renversement radical de cette conception traditionnelle de la morale. On voit apparaître une morale de l’authenticité, dans laquelle il ne s’agit plus de réaliser une norme transcendante mais d’être soi-même, de développer ses possibilités intérieures. Gilles Lipovetski a analysé dans « L’ère du vide » · les divers aspects de cette morale de l’authenticité que l’on retrouve dans les théories modernes de l’éducation, centrées sur l’épanouissement de l’enfant, sur sa libre expression.

Cette nouvelle morale se caractérise aussi par le relativisme, bien observé par Bloom dans son livre sur la culture aux Etats-Unis. Non seulement la vérité est relative, mais le fait de défendre une vérité quelle qu’elle soit est le signe d’un dogmatisme. Ainsi, la formule de Michel Foucault selon laquelle il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations, qui paraissait si subversive, est devenue l’idéologie la plus courante aux Etats-Unis comme en France.

Surtout, cette morale de l’authenticité, et c’est là son aspect le plus important, conduit à valoriser les différences entre les individus et les groupes et à déclarer absurdes voire répressives toutes tentatives visant à établir des liens entre les individus comme entre les cultures. Telle est la proposition de Daniel Cohn-Bendit et Félix Guattari dans un texte récent. Pour eux, « le but n’est pas de parvenir à un consensus approximatif sur quelques énoncés généraux couvrant l’ensemble des problèmes en cours, mais tout au contraire de favoriser ce que nous appelons une culture du dissensus. Oeuvrons à l’approfondissement des positions particulières et à une resingularisation des individus et des groupes humains. Quelle ineptie que de prétendre accorder sur une même vision des choses les immigrés, les féministes, les rockers, les régionalistes, les pacifistes, les écologistes et les passionnés d’informatique. Ce qui doit être visé, ce n’est pas un accord programmatique gommant leurs différences ».

Ce qui me gêne dans ce texte, ce n’est pas le fait qu’on proclame le respect des différences – elles sont parfaitement légitimes – c’est qu’on fige les différences dans une sorte de nature ou d’essence incommunicable. Avec, sans doute, les meilleures intentions du monde, le discours de Guattari et Cohn-Bendit rejoint très exactement le discours traditionnel de l’extrême-droite. Après tout, c’est Joseph de Maistre qui déclarait : «J’ai rencontré des Italiens, des Russes, des Espagnols, des Anglais, des Français, je ne connais pas l’homme en général». Contre la Déclaration des droits de l’homme, Maistre et tous les contre-révolutionnaires soulignaient l’identité nationale et en même temps l’incommunicabilité des cultures, en déniant toute possibilité d’un espace public, d’une République au sens étymologique du terme. Sur ce point, l’extrême gauche rejoint l’extrême droite, et il faut être particulièrement inattentif à l’évolution du racisme pour ne pas constater ce fait. Nous savons en effet que le racisme actuel ne parle plus de l’inégalité des races mais de l’altérité des cultures, comme le fait Alain de Benoist en s’appuyant à sa manière sur Lévi-Strauss pour refuser les sociétés pluriculturelles.

Royaliste : Comment penser, malgré cette évolution, l’espace public ?

Luc Ferry : Dans tous les domaines, juridique, scientifique, esthétique, politique, etc. nous avons perdu la possibilité de nous référer à des normes universelles, à des valeurs fixes. Tel est le point de départ. En’ tant qu’individus, nous pouvons évidemment toujours croire à un dogme religieux ou philosophique, mais cela n’a pas d’intérêt pour qui veut dépasser la philosophie des professeurs. Il est impossible d’affirmer des valeurs universelles pour la simple raison que, dans une société démocratique, les individus peuvent rejeter toutes les valeurs, puisqu’ils sont les maîtres de celles qu’ils ont posées – ce qui est déjà l’attitude de Rousseau. Donc il y a un flottement de la totalité des mœurs – celles qu’on a posées, celles qu’on n’a pas posées. Il n’est donc pas possible aujourd’hui de défendre des normes éthiques ou politiques toutes faites. Si l’on veut penser l’espace public, qui a effectivement besoin de normes extérieures, il faut réfléchir à ce que peut être l’argumentation dans une société démocratique.

L’argumentation est en effet le moyen moderne que nous possédons pour, à partir de nous-mêmes, sortir de nous-mêmes. Argumenter, c’est chercher en soi-même des raisons de justifier une proposition également aux yeux des autres. Il s’agit donc de chercher les moyens institutionnels qui permettraient de favoriser l’argumentation publique, à l’Assemblée nationale, au Conseil constitutionnel et par le développement de la procédure référendaire.

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 469 de « Royaliste » – 15 avril 1987

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