Lire Pascal par temps de pandémie – Chronique 157

Août 24, 2021 | Chronique politique | 2 commentaires

 

 

Les manifestations qui mobilisent des centaines de milliers de personnes  chaque samedi réunissent les adversaires des mesures de contrôle sanitaire décidées par le gouvernement, les partisans de la liberté de vaccination et ceux qui récusent plus ou moins directement les vaccins, surtout ceux qui visent la Covid-19. Se mêlent ainsi deux types de contestataires qui ne visent pas le même objectif puisque le retrait de mesures coercitives ne provoquerait pas l’arrêt de la campagne de vaccination.

Les deux mouvements contestataires ne sont pas de même nature, les problèmes qu’ils posent ne sont pas du même genre – du même ordre. Les adversaires du passe sanitaire se situent dans le champ politique : au nom des libertés publiques, ils exigent le retrait d’une loi par des manifestations de rue qui sont l’une des expressions normales de la souveraineté populaire (1). Les antivaccins agissent eux aussi dans le champ politique mais ils énoncent des jugements qui relèvent du domaine scientifique puisqu’ils récusent des vaccins, prescrivent des traitements préventifs ou curatifs et contestent les résultats empiriques des campagnes vaccinales. Cette attitude militante est souvent traitée avec mépris. Il faut au contraire la prendre très au sérieux et suivre un long cheminement avant de dire en quoi elle est inacceptable.

Pour ce chemin, je prends Pascal comme guide et plus particulièrement sa théorie des ordres de justice (2). Le concept d’ordre est difficile à définir (3) mais il peut être immédiatement saisi dans ses applications. L’auteur des Pensées distingue trois ordres : l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la sagesse ou de la charité qui correspondent aux trois concupiscences ou désirs : le désir charnel, le désir de domination, le désir de savoir. Les trois concupiscences (4) qui frappent l’homme déchu ne sont pas intrinsèquement mauvaises : “Grandeur de l’homme dans sa concupiscence, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité” (Pensées, 118). Mais il faut surtout retenir ici que les ordres pascaliens ont leurs propres frontières, qu’ils sont hiérarchisés et soumis à un principe de justice qui est extérieur aux trois ordres et qui règne à l’intérieur de ceux-ci.

Cette théorie paraît trop subtile pour avoir une quelconque utilité dans notre monde alors que, pour le dire en termes d’aujourd’hui, Pascal dessine un programme rigoureusement antitotalitaire qui procède de la première propriété des ordres de justice : celui qui manifeste sa puissance dans un domaine ne peut pas intervenir dans un autre domaine. Ce n’est pas en accumulant des connaissances philosophiques que l’on provoquera un élan de charité, mais en touchant les cœurs. Ce n’est pas parce qu’on est fort qu’on peut forcer l’amour de l’autre, ou changer les conclusions d’un travail scientifique : “La force […] ne fait rien au royaume des savants” – mais l’autorité qui procède de la sagesse (5) ne doit pas intervenir dans le champ des activités rationnelles.

Pascal ne cherche pas à faire prévaloir le banal précepte qui enjoint à chacun de se mêler de ce qui le regarde. Il énonce un principe politique qui permet d’éviter toutes les formes de tyrannie – et pas seulement la tyrannie des “grands de chair” que sont les riches et les rois. “La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science” (58).

La tyrannie est la forme concrète de l’injustice, la manifestation effective d’une violence qui nie la fonction suréminente de la justice. Pour Pascal, la justice est en effet transcendante à l’ensemble des ordres entre lesquels elle institue une hiérarchie : la chair est inférieure à l’esprit, qui est inférieur à la charité. La justice règle également les rapports à l’intérieur de chacun des ordres : on doit le respect aux rois dès lors que la force dont ils disposent est appliquée à la justice.

Le pouvoir politique peut être tyrannique – les exemples abondent – mais le pouvoir religieux ne l’est pas moins quand il sort de l’ordre de la charité pour dicter à la science la vérité qu’il croit conforme à son dogme. C’est cette tyrannie que Pascal dénonce à la 18ème provinciale : “Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure au repos ; et, si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne l’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle” (6). Il y eut, on s’en souvient,  tyrannie ecclésiastique lorsque la papauté saisie par l’augustinisme politique utilisa sa puissance spirituelle pour soumettre des pouvoirs temporels.

La hiérarchie pascalienne des ordres n’implique jamais que le plus haut placé – l’ordre de la charité – impose sa vérité aux ordres inférieurs. Mais l’ordre inférieur ne peut pas non plus imposer sa volonté aux ordres qui lui sont supérieurs. L’ordre de la chair, qui inclut la politique, est celui qui peut mobiliser le plus de puissance mais le pouvoir est tyrannique, donc illégitime, s’il prétend imposer sa loi à la science. L’exemple caricatural est celui du soutien de Staline à l’ingénieur agronome Lyssenko, qui prétendait appliquer le marxisme-léninisme à l’agriculture et qui affirmait pouvoir quadrupler le rendement agricole grâce à une nouvelle méthode jusqu’à ce qu’on reconnaisse, après la mort de Staline, que les résultats étaient dérisoires.

La science est inscrite dans l’ordre de l’esprit et nous avons à son égard un “devoir de créance” dès lors qu’elle respecte ses propres principes et méthodes. C’est ce devoir de créance qui est contesté par les antivaccins,  mouvement qui rend manifeste une rupture de confiance soulignée par nombre d’acteurs et d’observateurs. Une double rupture puisque les manifestants dénoncent à la fois les mensonges d’un gouvernement qui serait dictatorial et les résultats scientifiques relatifs à la pandémie. Dès lors, les antivaccins développent une contre-culture médicale fondée sur les médecines douces et certains traitements dont l’efficacité n’a pas été reconnue – l’hydro-chloroquine en 2020 et l’ivermectine aujourd’hui.

Les agitateurs, tels Florian Philippot, qui sortent du domaine politique en préconisant le refus vaccinal et les médications alternatives prennent une lourde responsabilité devant leurs concitoyens, plus ou moins clairement incités à ne pas se faire vacciner. A la différence du gouvernement qu’ils dénoncent et qui sera jugé sur sa gestion de la crise sanitaire lors des prochaines élections, les militants de la cause anti-vaccinale n’auront jamais à répondre de leurs actes.

Au contraire des antivaccins qui sortent du domaine politique, le pape François reste dans l’ordre de la charité lorsqu’il affirme que le fait de se faire vacciner est un acte d’amour. Et ceux qui s’en tiennent à une stricte contestation du dispositif de contrôle sanitaire restent dans le domaine politique. On peut débattre de la pertinence de leurs refus mais la pression qu’ils exercent est toujours utile et s’inspire de l’injonction pascalienne : parce que “le propre de la puissance est de protéger”, il faut que toute la force du pouvoir soit appliquée à notre sûreté.

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(1) https://bertrand-renouvin.fr/opinion-publique-que-dit-le-peuple/

(2) Je me réfère à l’édition de Louis Lafuma (Seuil, L’Intégrale, 1963).

(3) Le concept d’ordre “désigne des rapports de proportionnalité ou de convenance exclusifs entre des puissances naturelles (raison, cœur, esprit, volonté, corps), ou surnaturelle et le domaine d’objet sur lequel elles opèrent au moyen de règles spécifiques selon la double modalité de la connaissance et de l’action en y produisant des effets nécessaires à certaines conditions”. Christian Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, PUF, 1993, page 265.

(4) “Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc. Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté. Les charnels sont les riches, les rois : ils ont pour objet le corps. Les curieux et savants : ils ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice. Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui. Dans les choses de la chair règne proprement sa concupiscence. Dans les spirituels, la curiosité proprement. Dans la sagesse, l’orgueil proprement” (308).

(5) La sagesse procède de la connaissance des principes premiers.

(6) Œuvres complètes, page 467.

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2 Commentaires

  1. luc.de.goustine

    Seule omission : la science et la politique ont fixé d’un commun accord des règles quant à l’usage des médications, sages précautions concrétisées par des délais précis d’Autorisation de Mise sur le Marché. Celles-ci ne sont pas ici respectées ce qui prend à défaut la politique d’une part, et d’autre part, divise gravement la communauté scientifique. Le poids des plus bas intérêts opportunistes – financiers et de pouvoir – l’emportent donc sur les critères pascaliens que vous évoquez. Amicalement, LG

  2. Louis-Xavier Perez

    La plupart des manifestants s’oppose en premier lieu au pass-sanitaire, au précédent inégalitaire qu’il crée et à la société de contrôle digital généralisé qu’il préfigure. Il s’agit bien là de politique, et même de Politique. Pour ce qui manifestent sur le thème vaccinal, la plupart ne le font pas contre les vaccins en général -même s’il peut y en avoir- mais contre ce vaccin, d’un type nouveau et à ce jour toujours expérimental. Il s’agit bien là de politique, et en particulier de la corruption de celle-ci par des intérêts financiers. Quant aux traitements, on pourrait -on devrait même- en discuter, ainsi que de la liberté des médecins de prescrire. Ce serait là encore un sujet politique puisque relatif à la façon dont le gouvernement gère cette crise sanitaire. Mais il ne semble pas qu’il soit permis d’en débattre…
    Bien cordialement, LXP