Lorsqu’il apparaît dans une province lointaine de l’empire romain, le christianisme n’a aucune chance de se développer sous la forme d’une religion et d’une pensée théologique et philosophique. L’homme crucifié en l’an 30, sous le règne de Tibère, n’a jamais rien écrit ni institué. Il laisse quelques disciples qui auraient pu former, au mieux, une secte juive parmi d’autres, sans influence sur la formidable puissance romaine.

Œuvre collective rassemblant les travaux d’excellents universitaires, le grand et beau livre qui retrace les premiers siècles de l’aventure chrétienne (1) nous apprend comment l’invraisemblable est devenu possible grâce aux apôtres, à la rédaction des Évangiles, à Paul de Tarse, aux premières assemblées qui partagent le “repas du Seigneur”. Du strict point de vue de l’anthropologie religieuse, nous pouvons dire que la parole du Christ a engendré, sans rien établir, un christianisme qui invente au fil du temps ses rites, ses institutions et ses dogmes. Encore faut-il pouvoir dégager, après vingt siècles, la signification générale de cette religion qui a aujourd’hui cessé de structurer cette Europe qu’elle a largement définie. Marcel Gauchet a été judicieusement chargé de cette tâche, qui nous permet d’envisager la philosophie de l’histoire d’un christianisme qui est à lui-même sa propre philosophie de l’histoire.

La foi chrétienne est toute simple dans sa formulation : le Christ, fils de Dieu, est mort et ressuscité. On croit ou on ne croit pas à cette résurrection et à l’ascension du crucifié vers le Ciel après quarante jours mais les croyants y voient quant à eux la preuve que le royaume de Jésus-Christ n’est pas de ce monde. Telle était déjà la conception juive. A l’opposé des premières religions où se pratiquent des rites qui sont la trace d’une origine mythique, l’Eternel qui est hors du monde se manifeste directement aux hommes en dictant sa Loi à Moïse. Dans le christianisme, ce don de la Loi se prolonge par le don de ce Fils qui a pris la forme humaine pour annoncer la bonne nouvelle de la rédemption et de la résurrection des corps. Le christianisme donne aux croyants le sens métaphysique de leur vie personnelle et l’ultime signification de l’histoire universelle.

Selon cette perspective, rien n’est plus essentiel que d’assurer son salut et le chrétien se projette hors du monde, dans la vie éternelle, tout en assumant les affaires de ce monde. Cette tension entre l’ici-bas et l’au-delà soulève d’immenses difficultés mais la promesse christique donne aux croyants un dynamisme qui explique en partie la diffusion rapide de la nouvelle religion. Paul de Tarse joue à cet égard un rôle majeur parce qu’il est à la fois juif quant à la religion, grec par sa culture et citoyen romain. C’est lui qui présente le christianisme comme prolongement et accomplissement de la loi mosaïque et c’est lui qui universalise le message. Telle est la révolution chrétienne : elle brise la répétition des cycles et la clôture du monde grec et romain pour ouvrir sur une espérance infinie.

Marcel Gauchet souligne un aspect fondamental du christianisme, qui intéresse les croyants et les incroyants : Dieu ne donne pas aux hommes un maître tout-puissant mais un médiateur. Le Christ se présente comme l’intercesseur entre Dieu et les hommes et leur présente un idéal de la médiation qu’ils peuvent mettre en pratique entre eux et avec les puissances de ce monde. Il n’y a pas de forme chrétienne du gouvernement, ni de politique chrétienne, mais une méthode constructive et apaisante pour fabriquer des institutions rationnelles. La foi religieuse ne détruit pas le travail de la raison mais lui fixe des limites en affirmant qu’il y a des mystères qui sont moins incompréhensibles qu’un monde dépourvu de ces mystères.

La dialectique des deux cités, divine et humaine, va provoquer des conflits majeurs dans les sociétés chrétiennes. Quant à la dialectique de la raison et de la foi, elle est à la source d’inépuisables débats entre des chrétiens qui sont à la fois dans le monde et hors du monde. Très vite, apparaissent des conflits d’interprétation du message christique qui poussent les communautés chrétiennes à constituer une autorité arbitrale chargée de délivrer la vérité dogmatique. L’Église s’organise progressivement en se séparant de plus en plus nettement puis violemment du judaïsme. Cette institution proclame qu’elle prolonge le corps du Christ dans l’attente de la fin des temps et s’institue comme puissance médiatrice entre Dieu et le peuple des croyants, entre les communautés chrétiennes qu’elle protège des hérésies puis entre les chrétiens et le pouvoir politique. Aujourd’hui encore, au vu des contre-Eglises qui se sont organisées pour administrer des religions séculières, on comprend la force d’attraction d’une institution qui produit et fait respecter une dogmatique au nom d’une vérité supérieure…

C’est cette Église longtemps persécutée mais magistralement armée par la récupération du judaïsme et de la philosophie grecque qui va conquérir le monde romain. Conquête inouïe, qui s’explique par la transformation de la religion romaine selon la logique impériale. L’empereur est un personnage sacré qui symbolise l’État mais qui n’est pas considéré comme une divinité. L’empereur était apparenté aux dieux et “le culte dont il faisait l’objet était rendu, non à sa personne, mais à ce principe divin qui inspirait son action et qui se manifestait dans le caractère invincible de ses armées, dûment sanctionné par la célébration de ses triomphes” souligne Marcel Gauchet. Plus l’empire s’étend, plus il perd de vue l’origine mythique que la religion romaine prolongeait. Et quand Rome subit des défaites, l’empereur est discrédité dans son rôle de médiateur entre l’empire et les dieux. Or le christianisme propose un nouvel universel, un nouveau système de médiation (2) et une nouvelle aventure historique.

La conversion de Constantin en 312 donne à l’Église une puissance spirituelle et temporelle dont elle ne fera pas nécessairement bon usage mais qui va donner à l’histoire européenne son mouvement pendant une quinzaine de siècles avant de perdre son pouvoir puis son autorité, dans un monde toujours profondément marqué par les diverses expressions de la foi chrétienne.

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(1) Sous la direction de Roselyne Dupont-Roc et Antoine Guggenheim, Après Jésus, L’invention du christianisme, Préface de Joseph Doré, Postface de Marcel Gauchet, Albin Michel, 2020.

(2) Bernard Bourdin, La médiation chrétienne en question, Les jeux de Léviathan, Le Cerf, 2009.

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