L’idéologie allemande

Mar 9, 1992 | Références

 

Selon les époques, ou l’air du temps, les titres des livres trouvent dans le public des échos différents. Il y a vingt ans, un ouvrage portant sur l’idéologie allemande évoquait immanquablement un des grands textes de Marx – de ceux que l’on citait souvent et qu’on lisait parfois. Aujourd’hui, le titre choisi par Louis Dumont (1) fait spontanément penser à l’idéologie du peuple allemand, à ce mélange détonnant du nationalisme, du pangermanisme et du racisme qui semble ressurgir dans l’Europe libérée du soviétisme.

De fait, il s’agit bien du système d’idées et de valeurs qui a été élaboré outre-Rhin à l’époque moderne, donc depuis deux siècles, par des philosophes, des poètes et des écrivains allemands. A cet égard, Louis Dumont fait figure de précurseur du nécessaire retour sur les fondements de la culture allemande puisqu’il attira notre attention, dès 1983, sur l’importance de la pensée de Johann-Gottfried Von Herder (1744-1803) dans la genèse d’un certain nationalisme (2). Mais ce philosophe romantique semblait appartenir à une époque révolue de l’histoire européenne et la relecture dumontienne avait été reçue sans émoi : une dissertation sur l’histoire des idées inscrite dans la problématique de l’individualisme, tout simplement.

Le retour de Herder

Or voici que le vieil Herder fait un retour sombrement triomphal dans l’actualité politique, sur fond de guerre civile yougoslave et de dissensions entre Tchèques et Slovaques, mais aussi dans l’édition puisqu’un choix de textes tirés de son œuvre principale vient d’être publié dans une collection de poche (3). Qu’on ne nous dise pas que les idées sont faites par et pour les intellectuels, et qu’elles n’ont pas d’influence sur le cours de l’histoire ! La nostalgie identitaire qui marque l’Europe depuis une décennie, l’apologie de la différence culturelle, la définition de la nation selon la langue et l’ethnie et la violence qui s’ensuit, constituent bien les conséquences d’une philosophie de l’homme et de la société. Sans beaucoup grossir le trait, il est permis de considérer que la sécession croate et la naissance du nouvel Etat sont la seconde victoire de Herder et du romantisme allemand. Pourquoi la seconde ? Parce que, au 19ème et au 20ème siècle, le mouvement des nationalités se développa selon une doctrine ethnolinguistique qui reposait parfois sur un fondement historique (la Pologne, la Hongrie par exemple) mais qui pouvait aussi aboutir à l’invention de nations à partir de peuples intégrés dans un empire (les Croates) et de langues couchées par écrit par quelques érudits.

Quelle est en effet la philosophie herderienne de l’histoire ? Même s’ils sont présentés sous une forme allégée, on risque de se perdre dans les lourds développements historiques traversés de déclamations sentimentales sur la nature et de considérations anthropologiques pleines des préjugés du temps. Pour aller à l’essentiel, au risque de schématiser, on peut dire que Herder reste attaché à une conception de l’unité du genre humain mais se sépare de l’universalisme des Lumières et s’oppose notamment à Kant en postulant que le génie de chaque homme est le produit d’une éducation qui s’inscrit dans une culture particulière dont la langue est le principal vecteur – cette culture particulière étant déterminée par le milieu (climat) et par la tradition.

Il serait tout aussi imprudent de réduire les idées de Herder à une sorte de constat banalement sympathique, d’y voir la préfiguration directe de l’hitlérisme ou encore une sorte d’écologisme à la façon d’Antoine Waechter. Il faut souligner que Herder est chrétien : le monde est l’œuvre du Créateur et la Providence doit être remerciée « d’avoir rendu, par le moyen imparfait mais général du langage, les hommes plus semblables réellement l’un à l’autre que leur extérieur ne l’indique » (154). Ainsi, « le pauvre sauvage qui n’a vu qu’un petit nombre d’objets, et combiné que peu d’idées, procède, quand il les combine, de la même manière que le premier des philosophes »(153). Le racisme biologique et le néo-racisme culturel (différentialiste) se trouvent donc d’emblée récusés. Mais il est vrai que, par rapport à la philosophie universaliste, Herder privilégie l’enracinement des peuples dans une communauté de langue et de culture – le génie de la langue décidant d’une hiérarchie des nations dont l’Allemagne occuperait le sommet.

Si la pensée de Herder doit être saisie dans son intégralité – l’humanisme chrétien – et dans ses nuances, si notre philosophe romantique se montre hostile à tout messianisme allemand, du moins dans l’ordre temporel, on voit en le lisant tout le parti que les nationalistes et les pangermanistes ont pu tirer de ces pages lyriques.

Le temps des tribus ?

Nous avons pu mesurer les terribles effets du nationalisme ethnique et nous constatons à nouveau les inextricables conflits auxquels il conduit. Mais surtout, la leçon pratique qu’on a tirée de Herder demeure incompréhensible de ce côté-ci du Rhin et il y a lieu de confronter l’idéologie allemande et l’idéologie française – comme le fait Louis Dumont dans son dernier livre – et en prenant soin d’oublier les vaticinations que Bernard-Henri Lévy publia naguère sur les conceptions de la nation qui ont cours en France. Telle que Louis Dumont l’analyse, l’idéologie allemande se caractérise par le primat de la totalité sur l’individu (holisme), par l’influence décisive de la Réforme et par la persistance de l’idée de souveraineté universelle héritée du Saint-Empire, alors que la France se définit par une souveraineté nationale limitée à un domaine, par la catholicité (qui fut gallicane…) et par la passion de la liberté. Ces traits, qui ne sont pas de caractère mais d’histoire, s’inscrivent dans deux philosophies antinomiques des rapports entre l’individu et la collectivité ou, plus précisément, entre la personne et l’universel : nous nous définissions essentiellement comme hommes et accidentellement comme Français, alors que la nationalité est pour un Allemand la condition essentielle de son appartenance à l’humanité.

Ayant posé cette contradiction majeure, Louis Dumont l’examine à travers la conception allemande de la culture et la retrouve dans les débats récurrents entre intellectuels français et allemands. Il est regrettable que ce livre savant soit fait de textes juxtaposés, qui font souhaiter une forte synthèse. Mais, en l’état, il éclaire fortement les enjeux de notre époque : ceux d’une construction européenne qui ne saurait négliger les malentendus franco-allemands et leurs contradictions philosophiques sous-jacentes, tant il est vrai que l’Europe se fera en composant des nations définies par l’histoire et le droit, et qu’elle éclatera en cent tribus guerrières si elle cède au délire ethnicisant.

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(1) Louis Dumont, Homo Aequalis II, L’idéologie allemande, Gallimard, 1991.

(2) Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Le Seuil, 1983.

(3) Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Press Pocket, 1991. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de cette édition.

Article publié dans « Royaliste numéro 575 – 9 mars 1992

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