Une note de la Fondation Jean Jaurès (1) nous invite à envisager l’hypothèse d’une victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2022. A la différence des Jaurésiens qui évaluent un risque à combattre, j’estime préférable de suspendre toute prise de position militante pour examiner froidement les rapports de force.

Bien entendu, nous sommes loin de l’échéance et les sondages sont d’autant plus douteux que tous les candidats ne sont pas encore connus. Bien des événements peuvent venir bouleverser les thématiques de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron et réorienter diverses fractions du corps électoral. Dans le cadre étroit de l’éditorial, qui m’oblige à grossir les traits, je retiens cependant :

La droitisation de l’opinion publique, au sens d’une demande d’autorité encore soulignée par le succès de la récente Lettre ouverte de généraux.

La porosité relative des électorats respectifs de la droite libérale et du Rassemblement national.

L’affaiblissement de l’hostilité à Marine Le Pen qui tient à la normalisation de son discours, désormais compatible avec les structures et prescriptions de l’Union européenne, et au recul des formations de gauche.

Le vote de rejet du président sortant, qui touchera Emmanuel Macron plus encore que ses deux prédécesseurs.

La victoire de Marine Le Pen est donc une hypothèse plausible, qu’il faut examiner du point de vue des institutions de la Ve République, puisque c’est dans ce domaine que se situeraient immédiatement les éventuelles difficultés.

En 2017, j’avais écrit qu’une fois élue, la présidente du Front national ne resterait pas longtemps en place à cause du choc en retour qui provoquerait l’élection à l’Assemblée nationale d’une majorité hostile à sa présence et désignant un gouvernement de combat. Au bout de quelques semaines ou de quelques mois de soumission, la première présidente de la République aurait été contrainte à la démission.

Le scénario d’une mise en échec est aujourd’hui beaucoup moins vraisemblable, en raison de la droitisation de l’opinion publique et de l’incapacité des partis de gauche à organiser de puissantes manifestations de rue. Élue dans un calme relatif – on peut envisager des émeutes dans quelques dizaines de quartiers – Marine Le Pen ne pourrait pas compter sur une victoire électorale du Rassemblement national, trop faible pour gagner la majorité des sièges et trop dépourvu de capacités pour constituer un gouvernement homogène – qui d’ailleurs pourrait réveiller les peurs.

Lucide, Marine Le Pen a déclaré le 11 mars qu’elle souhaitait un gouvernement d’union nationale. Si la candidate veut vraiment être portée à l’Elysée et y rester cinq ans, il lui faudra confirmer régulièrement qu’elle appliquera à la lettre la Constitution de la Ve République : elle assurerait une présidence strictement arbitrale selon l’article 5, elle laisserait le gouvernement, formé en fonction de la majorité parlementaire, déterminer et conduire la politique de la Nation. Et elle n’oublierait pas de préciser que, selon l’article 20, c’est le gouvernement qui dispose de l’administration et de la force armée et que, selon l’article 21, c’est le Premier ministre qui est responsable de la défense nationale.

Quant à la nouvelle majorité parlementaire, on peut raisonnablement supposer qu’elle réunira divers éléments de la droite libérale, en plus grand nombre que les élus du Rassemblement national, ce parti subissant une réaction de méfiance après la victoire de son ancienne présidente. Dans cette hypothèse, les chefs de la droite peuvent déclarer la guerre à la nouvelle présidente. Ils peuvent aussi la paralyser grâce aux pouvoirs dévolus au Premier ministre et au gouvernement, tout en neutralisant son parti par l’attribution de ministères secondaires à trois ou quatre lepénistes sans aspérités – genre Louis Aliot – et par de judicieux rappels à la fragilité financière de l’appareil lepéniste. Quelques expulsions de clandestins et d’agitateurs islamistes, à la suite de spectaculaires opérations de police, permettraient de montrer à l’électorat lepéniste que l’heure est à la fermeté. Puis on reprendrait la gestion des affaires courantes sous l’égide de Bruxelles, Francfort et Berlin avec la bénédiction de Washington.

Ce jeu d’hypothèses n’a rien d’audacieux : il prolonge simplement la tendance des divers populismes européens à l’intégration dans la “gouvernance” néo-libérale. Mater les petits incendiaires lepénistes en les faisant participer à la gestion de la caserne des pompiers : ce serait là un joli coup politique qui donnerait à l’oligarchie l’illusion de contrôler la situation.

L’illusion seulement. La “droitisation” est une tendance fragile, fruit d’aspirations complexes dans des classes moyennes et populaires qui sont travaillées par l’esprit de révolte. Un rapide retour à la normale, après la victoire de Marine Le Pen, pourrait annoncer de nouvelles explosions sociales hors des cadres intellectuels et sociaux auxquels nous sommes habitués.

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(1) Fondation Jean Jaurès, 2022 : Evaluation du risque Le Pen, 21 avril 2021. Voir aussi Gaël Brustier : La France en pente douce vers l’élection de Marine Le Pen, Slate.fr, 3 mai 2021.

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