Haut fonctionnaire et historien, Arnaud Teyssier a bien voulu répondre à mes questions à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du 18 Juin.

 

Le rôle du général de Gaulle pendant la bataille de France puis au sein du gouvernement Reynaud est bien connu, de même que les raisons de son départ pour Londres. Il est beaucoup plus difficile de comprendre comment Charles de Gaulle est devenu “l’Homme du 18 Juin”.

Arnaud Teyssier : Plusieurs facteurs ont produit la personnalité du général de Gaulle. Certains tiennent évidemment à son caractère et à son éducation familiale. On sait que son père était à la fois un pédagogue et un homme d’une grande culture historique. Le jeune Charles était très attaché à sa famille, qui était conservatrice mais ne se situait pas dans le milieu conformiste. Nous savons qu’il a beaucoup lu et nous disposons de ses lettres qui contiennent beaucoup d’informations. Nous pouvons percevoir ses affinités intellectuelles. De Gaulle a été très marqué par la lecture de Bergson qui lui a fait saisir un rapport à l’histoire et au temps à la fois charnel et vivant. Il a été un grand lecteur de Péguy et il a été très marqué par “L’Argent” qui paraît peu avant la Première Guerre mondiale. Très tôt, il a compris que la civilisation moderne allait être une consécration de l’Argent. On sait aussi qu’il a été influencé par Maurice Barrès, pour ses meilleurs côtés : une certaine qualité de style dont il s’inspirait et surtout la vision barrésienne de l’histoire de France, la même que celle de Péguy : l’histoire de France doit être prise tout entière – la monarchie comme le Comité de Salut public.

Dans les lettres qu’il écrit pendant la longue période où il est prisonnier, on voit son admiration pour le général Hoche, qui redoutait les intrigues, mais pas le combat. Il faut aussi souligner l’influence du colonel Mayer, qui était condisciple de Joffre et de Foch à Saint-Cyr et qui avait publié des livres de stratégie mais aussi sur les élites. Le colonel Mayer avait fait comprendre à De Gaulle qu’il y avait, derrière les schémas traditionnels sur la doctrine et la discipline, la nécessité d’un esprit critique et d’une conception politique des questions stratégiques et militaires.

Il y a un contraste entre cet officier en ébullition, qui lit et écrit beaucoup, et le De Gaulle drapé qui va surgir dans le courant des années trente et qui va appliquer les leçons de ses modèles. A l’exemple de Hoche, sa personnalité extérieure s’est refermée pour que la personnalité intérieure puisse mobiliser toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté.

Quant aux influences, vous n’avez pas parlé de Jacques Bainville…

Arnaud Teyssier : De Gaulle lisait Bainville, pour ses analyses internationales et pour sa vision de l’histoire de France. Mais De Gaulle n’était pas maurrassien. Il est certain qu’il a lu Maurras et qu’il a été intéressé par les critiques souvent très construites de Maurras contre la IIIème République, contre l’impuissance gouvernementale, mais il me semble que toute la carrière de De Gaulle s’explique par le souci de montrer que Maurras avait tort et que la démocratie pouvait être forte, gouverner, faire la guerre, assurer l’indépendance du pays – notamment dans cette forme singulière de la démocratie qu’est la République, la res publica. La Vème République, telle que De Gaulle l’a conçue, est une réponse à Maurras : on peut construire dans un cadre démocratique à condition que cette démocratie soit aussi une République, on peut construire un modèle qui assure l’avenir du pays et sa grandeur.

Dans le premier de vos articles vous citez Lucien Nachin disant que De Gaulle avait une “vision stéréoscopique”. Qu’entendait-il par là ?

 Arnaud Teyssier : Lucien Nachin fut un des premiers biographes du général de Gaulle et il avait préfacé ses premiers écrits. La vision stéréoscopique, c’est voir les choses en relief. Comme je le dis souvent à mes étudiants, c’est la culture générale qui donne cette vision stéréoscopique : il ne faut pas voir les événements au ras du sol mais prendre de la hauteur afin de distinguer les dénivellations. Il faut regarder les choses de l’actualité avec la hauteur que donnent la connaissance de l’histoire, la culture générale et tout ce qui permet d’avoir un esprit critique. Il faut avoir une connaissance de l’histoire suffisamment fine pour interpréter le réel, et suffisamment d’esprit critique pour ne pas se laisser enfermer dans ce que Pierre Legendre appelle le “bruitage d’ambiance”.

Vous dites aussi que De Gaulle réfléchit sur l’incertitude et à partir de l’incertitude en citant “Le fil de l’épée” : « L’incertitude marque notre époque. Tant de démentis aux conventions, doctrines, tant d’épreuves, de pertes, de déceptions, tant d’éclats aussi, de chocs, de surprises ont ébranlé l’ordre établi. »

 Arnaud Teyssier : C’est pour cela que le général de Gaulle était partisan de l’action permanente, et d’une certaine manière de la réforme permanente – pas celle qui détruit, mais celle qui permet de préparer et d’armer une société contre un avenir qui est souvent dangereux. Il pense de façon fine ce que Lampedusa dit dans “Le Guépard”, qui contrairement à ce que l’on croit trop souvent n’est pas un éloge de l’immobilisme : pour protéger le capital de civilisation dont la France est porteuse, il faut être dans le mouvement de la réforme continuelle.

Il y a chez De Gaulle le souci de la durée, et aussi une conscience du danger. Il ne s’agit pas de pessimisme, De Gaulle n’est pas Cassandre. Son premier livre, “La Discorde chez l’ennemi” publié en 1924, est une analyse de l’incroyable effondrement des élites politico-administratives de l’Empire allemand, qui justement étaient proposées en modèles d’organisation par tous les adversaires de la République qui célébraient cette monarchie impériale organisée pour gouverner dans la durée. Or De Gaulle voit que tout cela s’effondre, et il sait en analyser les causes ; il est très certain, même si nous n’en avons pas les preuves formelles qu’il a lu dans les années vingt les écrits de Carl Schmitt qui réfléchit sur la République de Weimar et qui réfléchit sur les situations d’exception, écrivant que le chef, c’est celui qui décide de la situation d’exception. De Gaulle veut armer la démocratie contre les menaces qui pèsent contre elles – des menaces qui peuvent venir de l’intérieur. Ce qui est arrivé à l’Empire allemand, il imagine que cela peut arriver à des pays tout aussi bien structurés sur un autre plan. C’est pour cela que De Gaulle sera tout particulièrement frappé par ce qui se produira en 1940 et qui ne l’étonnera qu’à moitié : non seulement l’effondrement du système militaire mais aussi l’effondrement du système politique et du corps de principes qui fondait la tradition républicaine. C’est probablement le lien que De Gaulle fait entre l’effondrement allemand de 1918 et l’effondrement français de 1940 qui le pousse à cette initiative absolument incroyable qui consiste à partir et à incarner la France depuis Londres en pleine légitimité.

Tout cela conduira De Gaulle à cette idée que le sujet principal de la guerre, c’est certes de la gagner, c’est abattre le nazisme et l’Allemagne, et surtout préparer la France de l’après-guerre – selon les principes définis par le programme du CNR, accomplis par les réformes de 1944-1945, puis par les réformes de 1958. Il y a donc chez De Gaulle une ligne de sens qui est venue d’une grande capacité de réflexion intérieure, qui a fait que cet homme qui était dans sa jeunesse très volubile, curieux de tout lire, s’est bâti une sorte de figure qui est une protection contre les influences excessives qui auraient pu tenter de jouer de ses faiblesses et qui lui a permis de jouer le rôle pour lequel il s’était préparé, avec cette vision stéréoscopique qui sera la sienne dans toutes les circonstances – en particulier lors de l’épisode de Baden-Baden.

Avant la guerre, De Gaulle est en quête d’un homme d’Etat dans le personnel de la IIIème République…

Arnaud Teyssier : De Gaulle a été convaincu très tôt qu’il fallait une figure qui permettrait d’incarner cette nécessité de réarmer la République et la démocratie face au danger qui monte. Il avait trouvé Paul Reynaud, qui admirait De Gaulle, qui avait la capacité d’intuition et d’analyse et la culture générale qui est la vraie école du commandement comme le disait De Gaulle. Mais il lui manquait le caractère, qui est fondamental et qui définit le chef schmittien. Mais Reynaud appelle Pétain au pouvoir…

De Gaulle avait-il rencontré Georges Mandel ?

Arnaud Teyssier : Oui, De Gaulle l’avait rencontré, il avait de l’estime pour lui mais la relation entre les deux hommes ne s’est pas pleinement nouée, même en 1940. C’est comme pour Bernanos : De Gaulle n’a pas pu “atteler” Georges Mandel. La relation ne s’est pas non plus nouée avec André Tardieu, qui partageait certaines des conceptions de De Gaulle. Il faut dire plus généralement que De Gaulle n’était pas un homme d’un abord facile et il était trop exigeant pour des milieux dirigeants qui, dans bien des cas, ne voulaient pas voir la réalité – sans doute parce que les souvenirs de 1914-1918 étaient encore trop proches.

Le 18 juin, De Gaulle s’affirme dans l’ordre de la légitimité, qui est dans les années trente un concept réservé aux questions dynastiques.

Arnaud Teyssier : A partir de juin 1940, la question de la légalité n’a plus de sens sur le territoire national puisque la zone libre est elle aussi sous la domination indirecte de l’Allemagne. De Gaulle se place quant à lui dans l’ordre de la légitimité qui est cette capacité à décider ce qu’il faut faire dans une crise qui met en péril, de manière vitale, non seulement le destin physique et politique de la nation mais en même temps son âme comme De Gaulle le dira souvent. La légitimité, elle s’acquiert aussi par la capacité de faire ce que personne ne croit possible : sortir la France de sa situation de pays vaincu, occupé, humilié, entraîné dans la Collaboration, la faire passer au statut de pays qui sort de la guerre parmi les vainqueurs. C’est très frappant quand on lit les instructions données par le général de Gaulle pendant la guerre. Il dit toujours la même chose : le plus important, par-dessus tout, est que nous terminions la guerre au combat à côté des Alliés, dans le camp des vainqueurs.

Le discours sur la responsabilité de la France dans la Solution finale est la destruction totale de ce que le général de Gaulle a porté : pour lui, la légitimité française n’était pas à Vichy, qui n’était ni la République, ni la France, mais un régime aliéné qui était devenu un régime satellite. La légitimité incarnée par le général de Gaulle venait de sa volonté absolue de combattre et dans la reconnaissance, acquise de haute lutte, de la France comme pays souverain.

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