Marcel Gauchet dit que « c’est l’heure du Front national » (1). Le constat est accablant pour l’UMP comme pour le Parti socialiste et ses satellites. Les chiraquiens et les sarkozystes ont liquidé le gaullisme. Les jospinistes et les hollandistes ont ruiné le socialisme. En abandonnant l’ultralibéralisme de son père et en gardant le nationalisme, Marine Le Pen s’est placée en un point où les déçus des deux rives pouvaient se rejoindre et le Front national est devenu un parti attrape-tout qui profite de toutes les crises.

J’ai résumé à trop gros traits une analyse que je partage mais j’ajoute que le débat entre Marcel Gauchet et Jean-François Kahn gagnerait en clarté si l’on précisait que la droite et la gauche classiques sont les deux fractions rivales d’une même oligarchie dénoncée par Marine Le Pen qui vise le bon endroit et accuse au bon moment. Son discours est efficace mais sa stratégie est déficiente comme le souligne Marcel Gauchet : « elle reste politiquement faible car tout se joue sur sa personne ; elle n’a pas de véritable parti derrière elle, pas de vrais relais dans la société ». De fait, le Front national n’est pas la réplique des partis fascistes, ni même des ligues antiparlementaires de l’entre-deux-guerres. Nous sommes en présence d’une petite machine électorale gonflée par le succès mais qui ne peut pas engendrer le grand parti de gouvernement qui permettrait à Marine Le Pen de se maintenir à l’Elysée si, d’aventure, elle était élue en 2017 à la présidence de la République.

La présidente du Front national est en train d’écrire, selon les mots de Marcel Gauchet, le « scénario de l’incapacitation générale ». Elle est incapable d’assumer la fonction présidentielle, même si une fraction de la droite oligarchique se rallie au frontisme. La droite selon Fillon ou Copé est incapable de remporter la prochaine présidentielle, à cause du Front national. Le centre est dans une incapacité proche de l’anéantissement. J’en conclus que seul François Hollande peut profiter de la menace frontiste pour se faire réélire en héros de l’antiracisme et de l’antifascisme – ce qui nous replongerait pour cinq ans dans l’incapacité européiste. Il apparaîtrait alors clairement que le Front national assure l’équilibre général du système oligarchique… surtout s’il se confirme qu’il est incapable de catalyser les divers mouvements de révolte.

Qui peut nous sortir du blocage politique ? Certainement pas les chefs de la droite et de la gauche oligarchiques, trop dépendants de leurs groupes de soutien. Ni le Front de gauche, toujours plus affaibli par ses aveuglements et ses contradictions. La percée d’une petite formation n’est pas impossible mais Marine Le Pen est, à l’heure actuelle, la seule qui puisse bouleverser le jeu politicien comme je l’écrivais en mai dernier (2).  A la différence de Marcel Gauchet, j’estime qu’elle ne parvient pas à renouer « l’une des alliances les plus fortes dans le champ politique français, celle de l’aspiration nationale et de l’aspiration sociale » dont le gaullisme fut « une incarnation exemplaire ». Le discours xénophobe, qui maintient la gauche dans une mobilisation minimale sur le thème du retour aux années trente, est un mur infranchissable entre le Front national et tous ceux qui veulent reprendre et prolonger la révolution accomplie après la Libération. Puisque les discriminations ethnoculturelles contredisent le principe même du rassemblement, puisque Marine Le Pen veut renouer avec la tradition nationale et reprendre un grand dessein de politique étrangère, il serait logique qu’elle rejette son héritage nationaliste. On verrait alors se former une configuration politique nouvelle, riche en jeunes et vieux serviteurs de l’Etat…

Je crains que Marine Le Pen ne choisisse le confort des additions électorales, qui permettent d’ajouter le petit public xénophobe à la grande foule de ceux qui veulent protester contre l’ultralibéralisme. Elle rejoindrait alors la triste cohorte de ceux qui capitalisent des voix et laissent les citoyens en plan. Les meilleurs de ses amis pourraient peut-être lui demander si elle n’est pas digne d’un autre destin.

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(1)    Revue Le Débat, numéro 176 de septembre-octobre 2013 : Marcel Gauchet, Jean-François Kahn, « Du sarkozysme au hollandisme ». Editions Gallimard.

(2)    Cf. sur ce blog mes trois Lettres à Marine Le Pen.

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