L’héritier secret ? Entretien avec Philippe de Saint-Robert

Mai 12, 1977 | Res Publica

 

Journaliste et écrivain, Philippe de Saint Robert a accordé de nombreux entretiens à notre journal, en particulier sur l’avenir des institutions, sur la politique arabe de la France et sur le Québec. Auteur de nombreux ouvrages (« Le Jeu de la France », « Principes pour une légitimité populaire », « Montherlant le séparé » etc.), il vient de publier « Les Septennats interrompus » aux éditions Robert Laffont. Nous laissons nos lecteurs apprécier l’importance de son témoignage.

Royaliste : Philippe de Saint Robert, vous venez de publier «Les Septennats interrompus». Est-ce déjà un livre sur M. Giscard d’Estaing?

Philippe de Saint Robert : Voilà une question bien perfide ! En fait, non. Ce livre, qui aurait pu s’appeler « La France interrompue », porte sur cette incessante rupture de la légitimité de l’Etat que nous reproduisons régulièrement depuis 1789. Et vous savez que notre continuité perdue était la grande préoccupation du Général de Gaulle.

Mais mon livre a un dessein moins théorique. Ce sont des « Mémoires » du proche passé, racontant ma modeste aventure personnelle dans la Ve République, au long des septennats interrompus de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou. J’ai pensé raconter mes rapports et mes entretiens avec eux. Ils ne m’ont chargé de rien, mais je considère que ce qu’ils ont pu me dire ne m’appartient pas. Et j’ai pensé que cette publication était nécessaire dès lors qu’on essayait de démontrer, après 1974, que M. Giscard d’Estaing était le successeur que Georges Pompidou avait pu souhaiter. Comme cette thèse était en contradiction totale avec ce que ce dernier m’avait dit, j’ai voulu empêcher qu’on continue de manipuler l’opinion, et rétablir un peu de vérité historique.

Royaliste : Ce n’est pas le seul aspect de votre livre ?

P.S.R. : il y a dans cet ouvrage trois grands volets : mes entretiens avec le général de Gaulle, ceux avec Pompidou, et puis ce à quoi j’ai été personnellement mêlé en ce qui concerne les rapports entre de Gaulle et le Comte de Paris. Ces rapports étaient fonction d’une certaine idée que le Général s’était faite de sa propre succession, et d’une certaine idée qu’il se faisait de la vertu des institutions et de ce qu’il avait pensé remettre de monarchie dans la République.

Royaliste : Le ton antigaulliste de votre livre est surprenant, chez un homme qui passe pour un gaulliste très orthodoxe…

P.S.R. : J’espère que vous écrirez « antigaullistes », avec un s au bout ! Effectivement, ayant approché de très près le sérail, ayant observé son comportement après le départ, puis la mort du Général, plus encore après la mort de Georges Pompidou, il m’était difficile de ne pas évoquer l’attitude de ces maréchaux d’Empire ralliant toutes les restaurations successives – persuadés qu’ils étaient d’être les gardiens d’une flamme dont en réalité leur pérennité dans les affaires publiques empêchait plutôt qu’elle rejaillisse.

Alors, de ce point de vue, il y avait lieu d’être sévère : les gaullistes sont des gens que le général de Gaulle a porté au-delà d’eux-mêmes, et qui ont été ramenés après son départ à leur dimension naturelle, sans faire un véritable effort pour continuer l’œuvre qu’ils avaient servie. Peut-être qu’ils l’avaient mal comprise. Peut-être qu’ils l’avaient attribuée au prestige d’un homme, sans com, prendre ce que ce prestige avait de communicant avec l’histoire profonde de la France. Je cite dans mon livre le mot du désenchanté de Nietzsche : « J’attendais de l’écho. Je n’ai perçu que des louanges ». A Colombey, le Général pouvait se répéter ce mot, en voyant ses compagnons verser dans la facilité.

Royaliste : Un jour, le général de Gaulle vous a dit : « Nous avons rétabli la monarchie». En lisant ce passage, beaucoup vont sursauter…

P.S.R. : Il m’a dit cette phrase en me faisant les gros yeux et en ajoutant : « Mais c’est une monarchie élective, ce n’est pas une monarchie héréditaire ». Je lui ai répondu que je n’avais pas songé à autre chose. Il m’a alors répondu : « Si, vous y avez pensé, et moi aussi du reste ». C’est une phrase qui va très loin mais je ne sais quelles conclusions je dois en tirer. Effectivement, entre 1962 et 1966, le Comte de Paris a probablement songé à se porter candidat la succession du général de Gaulle dans le cadre des institutions de la Ve République. Mais je me suis demandé si ce désir s’inscrivait dans une conception héréditaire du pouvoir. Et il y a peut-être eu un malentendu entre de Gaulle et le Comte de Paris, si le Prince était acquis à l’idée de jouer le jeu de la Ve République, et si le Général admettait mal cette hypothèse d’un héritier des Rois devenant chef de l’Etat dans ces conditions-là.

Mais c’est un problème très délicat que celui des relations entre de Gaulle et le Comte de Paris, et on a déjà écrit sur ce sujet beaucoup de bêtises. On a dit par exemple que le Comte de Paris s’était figuré que de Gaulle allait le prendre comme « dauphin », ce qui était absurde et faussait les choses dès le départ. Mais il est évident que le général de Gaulle et le Comte de Paris ont eu des rapports politiques. Je ne peux d’ailleurs les expliquer totalement, et il appartiendrait à Monseigneur le Comte de Paris lui-même de rendre un jour publique la nature de son propre rapport avec le général de Gaulle et la manière dont il a envisagé ce rapport en fonction de ce dont il est l’héritier.

Quant à moi, je me suis simplement permis d’apporter mon témoignage, étant agacé par les contrevérités énoncées, même par certains gaullistes éminents que gênait cette attitude du général de Gaulle, en ce qu’elle contrariait la part bonapartiste de leur gaullisme. Bien sûr, de Gaulle est, par exemple à la fois carolingien et capétien : on le voit bien à la manière dont il parlait de la France et de l’Europe. Le général de Gaulle était donc déchiré par les différentes traditions de la France, (dont le bonapartisme), tantôt attiré par l’une, et tantôt par l’autre. Et puis les circonstances lui ont imposé des affinités qui n’étaient pas nécessairement celles de sa nature. Mais il arrive qu’on ne réalise pas dans la vie les choses qu’on voulait, et qu’on en fasse d’autres qui n’en sont pas moins belles, moins profondes et moins difficiles.

Royaliste : Les textes que vous citez dans votre livre montrent la profondeur des relations entre de Gaulle et le Prince…

P.S.R. : Ces relations, sont anciennes puisqu’elles datent de l’affaire de la C.E.D. C’est en 1954 que le Comte de Paris s’est rendu à Colombey, par l’intermédiaire d’Edmond Michelet – sans aucun problème de protocole, puisque le Général dit alors, que le Prince pouvait bien venir à Colombey « puisque le roi est partout chez lui ».

Ce fut le début de ces rapports personnels dont on a beaucoup parlé, marqués par des lettres ex des témoignages publics que tout le monde connaît. Mais je crois que le plus important s’est passé après 1958, avec l’appui constant que le Prince a tenu à apporter au général de Gaulle, donnant ainsi une sorte de caution à la légitimité d’un certain nombre d’actes au sujet desquels le Général était contesté par sa propre famille d’esprit. Il y a eu en particulier l’indépendance de l’Algérie, pour laquelle il a même été envisagé que le Comte de Paris assumât lui-même certains pouvoirs à Alger. Et puis il y a eu le soutien apporté par le Prince aux institutions de la Ve République et à la politique étrangère du Général. Tout cela se trouve dans les bulletins publiés par le secrétariat politique du Prince. Mais il y a aussi une correspondance très importante, et il serait convenable que le Comte de Paris et la famille du général de Gaulle la fassent connaître tôt ou tard aux Français. Car je considère pour ma part que lorsque le chef de la France libre et le fondateur de la Ve République correspond avec le chef de la Maison de France, il ne s’agit pas de rapports privés mais de rapports qui intéressent la France et qui appartiennent à la France.

Il est donc certain que ces rapports politiques ont une très haute portée et que, dans l’état actuel d’incertitude et d’inconvenance où nous sommes, il ne serait pas mauvais qu’ils fussent rendus publics de manière à rappeler à un certain nombre de gens dans quel esprit le général de Gaulle avait voulu restaurer les institutions. Mon livre a tenté d’y inciter, mais je ne peux me substituer aux personnes qui sont détentrices de cette histoire. Mon rôle est seulement de remettre cette histoire dans l’actualité, car elle fournit une indication précieuse par rapport aux déviations du régime actuel qui peu à peu retourne à la IVe République.

Royaliste : Cette IVe République, elle recommence donc en 1974 ?

P.S.R. : A la mort de Georges Pompidou, la France a eu à choisir entre trois candidats qui constituaient ce que j’ai appelé « le tiercé de la catastrophe ». Mais, à cause de l’idée que je me faisais de la continuité de l’Etat, j’ai été amené à voter pour M. Mitterrand. En effet, si le chef de I’ Union de la gauche avait été élu, il aurait eu à résoudre le problème de sa confrontation avec une Assemblée différente de lui-même et c’est lui qui aurait été obligé de se comporter en arbitre – et donc en monarque républicain. Malheureusement, l’autre hypothèse que je faisais en 1974 se réalise : M. Giscard d’Estaing amène en effet la gauche au pouvoir par un biais beaucoup plus dangereux – les législatives – biais par lequel la gauche sera amenée à contester le chef de l’Etat, à l’amener à partir, ou à le ramener à une conception antérieure de son rôle. Pourtant, si M. Giscard d’Estaing avait la capacité de gouverner, la situation serait excellente pour lui : il a une droite, il a une gauche, que lui faut-il de plus pour régner ? Or il est incapable de le faire parce qu’il ne conçoit de résoudre cette dialectique de la droite et de la gauche que par le centrisme et l’éternel recours à « la troisième force », qui est une sottise parlementaire et un crime politique. D’autant plus que son arrivée au pouvoir a marqué la réelle coupure de la France en deux.

Le général de Gaulle, au contraire, a puisé sa conception de l’Etat dans montre la souplesse nécessaire des institutions. Par exemple, on peut très bien imaginer un Président adoptant une position de retrait face à une Chambre réservée ou hostile, et nommant un Premier Ministre exerçant plus de pouvoirs semblant donc s’effacer comme Louis XIII devant Richelieu. Car la monarchie c’est Louis XIII autant que Louis XIV, donc deux pratiques éventuellement différentes. De même la Constitution de la Ve République, qu’on dit ambiguë, l’autorise justement une semblable souplesse, et différentes « lectures » qui permettent de gouverner sans que rien de fondamental ne soit remis en cause, en des circonstances variées.

Cette conception de l’Etat, le général de Gaulle l’a puisée dans notre histoire au point qu’il a pu écrire au Comte de Paris : « Toute ma vie, je me suis efforcé de faire la politique de la Maison de France ». Mais il faut bien voir que cette conception gaullienne des institutions est liée fondamentalement au rôle de la France dans le monde. Hors de cela, elle n’a aucun sens. Et si M. Giscard d’Estaing échoue, c’est, comme l’écrit Olivier Germain-Thomas, parce qu’il a choisi de sacrifier la France sur l’autel de l’Europe. Voilà pourquoi les Français ne le considèrent plus comme le garant des institutions : on ne peut être ce garant et larguer en même temps ce qui les fonde. Car ce pouvoir quasi-souverain n’est concevable que s’il fait le service exclusif de la France. Je ne vous apprendrais pas que le roi de France était « empereur de son royaume ». On ne peut faire de légitimisme abstrait. On ne peut faire de légitimisme à partir du moment où un pouvoir arguerait de sa légitimité pour abdiquer la souveraineté de la France. C’est ce qu’on essaie de masquer actuellement, mais c’est le débat fondamental. Et si de Gaulle avait vu une chose, c’est bien le lien qu’avait entre le pouvoir rendu par lui au chef de l’Etat et le rôle jaloux et en même temps progressiste qu’il avait rendu à la France dans le monde : l’un ne peut durer sans l’autre.

Royaliste : Une partie de votre livre est consacrée à vos entretiens avec Georges Pompidou. Pourtant, vous l’aviez attaqué en 1965 ?

P.S.R. : C’est vrai. Peu de temps avant l’élection présidentielle de 1965, je m’étais insurgé contre la manière dont le Premier Ministre de l’époque me semblait pousser le Général vers la sortie, dans la grande hâte de prendre sa place. Or à l’époque je pensais encore que le Comte de Paris pourrait se porter à la succession du général de Gaulle. Alors j’avais été amené, en raison de cette hypothèse et aussi de l’immobilisme pompidolien, à prendre très vivement à partie le Premier ministre dans « Combat ». La querelle ne s’est terminée qu’en 1969, grâce à Edmond Michelet qui avait insisté pour je rencontre le nouveau Président. J’ai eu ensuite de nombreux entretiens avec lui, dont j’ai gardé un émouvant souvenir. Et si je suis resté très réservé sur certains aspects de sa politique par rapport à l’Angleterre par exemple – mon opinion sur l’homme et sur ses motivations profondes a considérablement évolué, et il s’est créé entre nous une sorte d’amitié fondée sur le fait que nous étions tous deux « national », comme Georges Pompidou me l’a dit un jour.

Royaliste : Comment le Comte de Paris voyait-il l’évolution du gaullisme ?

P.S.R. : Cette opinion est contenue dans un « Mémoire » qu’il a remis au général de Gaulle en août 1966. C’est un texte passionnant, que j’ai eu entre les mains et dont je n’ai gardé que quelques notes reproduites dans mon livre. Le Comte de Paris avait parfaitement analysé ce qui se passait, c’est-à-dire la manière dont les gaullistes allaient peu à peu amener le Général à échouer dans son projet de participation – et à se retirer du fait de cet échec. Et quand, ultérieurement, le Général écrira au Comte de Paris que le Prince a considéré « les hommes et les événements » avec « une grande hauteur de vues et une grande sûreté de jugement », il ne pouvait oublier, je pense la façon dont le Prince l’avait mis en garde. Mais, pour être juste, je crois que l’évolution du régime avait échappé au Général lui-même. Mon opinion profonde est que le tournant a été pris en décembre 1965 au moment du ballotage : à partir du moment où le général de Gaulle lui-même était mis en ballotage par le système qu’il avait voulu, il n’y avait plus aucune illusion à se faire quant à la possibilité de faire élire, par la voie de l’élection au suffrage universel direct, un homme qui serait l’arbitre indépendant au-dessus de tous les partis. C’est cela qui a fait que le général de Gaulle et le Comte de Paris ont d’abord senti, ensuite compris, et enfin exprimé que ce qu’ils avaient pu imaginer quant à une issue positive de leurs rapports politiques n’était plus envisageable – en tous cas dans des circonstances ordinaires.

Royaliste : Cependant, aux yeux du général de Gaulle, le Comte de Paris est toujours resté un recours ?

P.S.R. : C’est ce que montre une lettre que je cite où le général écrit au Prince : « En ce qui me concerne le terme est venu. Vous, Monseigneur, demeurez intact, clairvoyant et permanent comme l’est et doit le rester pour la France ce que vous représentez de suprême dans son destin ». Ainsi, il est bien évident que le général de Gaulle ne renonçait pas à l’idée qu’il se faisait et que, de ce point de vue, ni le temps, ni les échecs, ni sa propre mort ne lui semblaient compter.

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Entretien publié dans le numéro 248 de « Royaliste » – 12 mai 1977

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