Cher Jean-Marie Domenach,

Cette « Lettre à mes ennemis de classe » (1) vous me l’avez envoyée « en hommage républicain et néanmoins fraternel », pressentant sans doute ce que j’allais vous répondre. Le mot de République ne me gêne pas, s’il s’agit de la res publica, du bien commun, et non de la secte terroriste, puis simplement sectaire, qui achève de se défaire sous nos yeux. Or il me semble que vous êtes républicain au premier sens, non au second, ce qui permet, entre nous, une fraternité sans réserves. J’en veux pour preuve nos débats, dans ce journal et à nos réunions – sans oublier les séminaires du CREA (2) auxquels nous participons, à l’Ecole polytechnique, avec Jean-Pierre Dupuy, Paul Dumouchel et d’autres esprits libres.

La liberté justement. Le goût très vif que nous avons pour elle fait que nous troublons tous deux les amateurs de classifications. « Intellectuel de gauche », vous contestez la gauche. Socialiste, vous consacrez un livre très sévère pour la famille politique qui porte ce nom. Et, en 1981, vous n’avez même pas voté pour l’actuel Président ! Voilà bien des paradoxes, qui n’ont pas dû faire plaisir à Max Gallo… Pourtant, notre brave porte-parole aurait tort de ranger cette Lettre parmi les « brûlots réactionnaires » lancés depuis trois ans. Votre livre est plus qu’un pamphlet, et autre chose qu’un ouvrage d’opposition : j’oserais dire une admonestation paternelle, ou fraternelle, si la formule n’évoquait les commissariats de police où vous avez été maintes fois conduit… Hélas, il est probable que Max Gallo et les hiérarques du parti dominant ne comprendront pas la leçon, terrible pour eux, puisqu’elle est donnée par un homme qui a longtemps partagé leurs espérances. Cette bonne conscience socialiste est, pour nous, exaspérante, et, pour le « gouvernement de la gauche », fort coûteuse : les intellectuels se détournent de lui, la jeunesse universitaire le conteste, l’affaire scolaire fait descendre dans la rue des foules immenses, et les travailleurs ne sont pas contents.

Sombre bilan ! Nous l’établissons tous deux sans joie mauvaise. Pour ceux qui, comme nous, ont soutenu François Mitterrand sans être « de gauche », pour ceux qui, comme vous, ont cru au socialisme, c’est la consternation. Une occasion pouvait être saisie, qui a été manquée. Pourquoi ? Sans doute par manque de grandeur, par trop de suffisance, et à cause de cette croyance, véritablement magique, dans les vertus du mot « socialisme » et dans l’arrivée aux affaires de ceux qui le prononçaient. Vraiment curieux pour des rationalistes ! C’est dire combien je vous suis quand vous dénoncez les attitudes sectaires, les incantations lyriques, les conduites nostalgiques de trop de membres de la majorité. Il est vrai que M. Mauroy se trompe d’époque, lorsqu’il joue au héros du prolétariat. Il est vrai que M. Laignel est odieux lorsqu’il prétend fonder la vérité juridique sur la majorité parlementaire. Il est vrai que M. Motchane- régresse dangereusement lorsqu’il ose écrire (3) que « le marxisme reste l’horizon indépassable de notre temps ». On se frotte les yeux, on relit trois fois le paragraphe et pourtant c’est vrai : il a écrit ça, et il y croit !

Sans doute faut-il faire des distinctions, et apporter des nuances : le Parti socialiste n’a pas de théorie homogène, ni même de … programme commun. Reste une technique de récupération, que vous analysez fort bien, et une démagogie dont vous vous moquez à juste titre. Ni l’une ni l’autre ne sont d’ailleurs l’apanage des socialistes, les promesses et les programmes de la droite étant tout aussi dérisoires. Il est vrai que la droite prétend – abusivement – nous offrir une gestion efficace, sans trop se soucier des théories. Le drame du Parti socialiste est qu’il prétend encore avoir une pensée et un projet politique, alors que l’après-mai 1981 a apporté la preuve du contraire. Les pauvres ! Ils sont arrivés au pouvoir alors que l’Etat-Providence, sur lequel ils comptaient, était en pleine crise. Ils ont prétendu agir au nom d’un « camp des travailleurs » qui avait éclaté en mille corporatismes. Et ils tentent d’être socialistes dans une société qui se défait. Vous avez raison de dire que le Parti socialiste a des « sentiments mais pas d’idées », qu’il a «la prétention de conformer la société à une idée qu’il ne possède pas ». Ne les accablons pas trop cependant, vos chers ennemis de classe. Il reste au sein du Parti socialiste, une saine capacité à se remettre en question, une volonté de penser et de reconstruire, par-delà les échecs et les erreurs (4). Au fond, la crise qu’il traverse est celle de notre société, et la régression que vous leur reprochez menace le pays dans son ensemble. Ses travers, ses impasses, ses exigences contradictoires, ce sont les nôtres.

A propos de contradiction, il en est une que vous ne soulignez guère : celle qui existe entre le Président de la République et le Parti socialiste. Car le Président, dans la Vème République, est autre chose que le parti dominant, qui le gêne et peut le faire trébucher. Nous autres royalistes savons bien que les pires ennemis du pouvoir ne sont pas ceux qui se déclarent tels, mais les ultras qui veulent l’entourer. La Restauration a eu les siens, puis le général de Gaulle. Et l’actuel Président a vu ses partisans mettre fin à « l’état de grâce » lors du congrès de Valence. Il n’empêche que le Président peut, s’il le veut, parvenir à une indépendance relative. Il n’empêche que la forme actuelle du pouvoir, monarchique dans son esprit, incite son détenteur, lorsqu’il a le sens de l’Etat, a changer d’attitude. A quoi bon, dès lors, s’interroger longuement sur le marxisme supposé de François Mitterrand ? D’ailleurs, vous dites vous-même que le Président est barrésien – ce que je crois. Qu’importe ce qu’il a dit autrefois sur Marx, sur le général de Gaulle et sur les institutions. L’essentiel est qu’il comprenne sa nouvelle fonction – que son prédécesseur n’avait pas comprise -, qu’il pratique une politique militaire et étrangère indépendante (ce qu’il fait sans se soucier des ministres communistes) et qu’il tente de préserver, malgré son parti, un minimum d’unité. Telles sont les raisons de notre soutien – ô combien critique, surtout dans le domaine économique I

Je sais bien que vous ne me suivrez pas dans cette analyse, importante à nos yeux parce qu’elle procède d’une conception, non pas royaliste, mais royale, du politique. Mais ne nous quittons pas sur ce désaccord. La fin de votre Lettre incite vos « ennemis de classe » et tous vos lecteurs, quels que soient leur tradition et leurs choix actuels, à œuvrer à une tâche commune et très urgente. Notre société se défait et elle ne saurait surmonter sa crise ni par une régression ni, comme vous le dites, dans le recours aux mythes socialistes ou libéraux. Puisque tout s’effondre – idéologies, modèles, structures, techniques de gestion – il faut tout réinventer, dans le souci de la justice et de la liberté. Telle est la nécessité actuelle qui nous rend, par-delà nos divergences, vraiment fraternels.

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(1) Editions du Seuil.

(2) Centre de Recherches sur l’épistémologie et l’autonomie

(3) « Le Débat » numéro 27, novembre 1983.

(4) Par exemple la revue « Intervention ».

Editorial du numéro 401 de « Royaliste » – 28 mars 1984

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