Le tremblement de terre de 1966 et les réaménagements post-soviétiques ont changé la forme de cette ville que l’on découvre tout entière depuis la Toshkent Teleminorasi – la haute tour de la télévision dans laquelle on peut monter après une fouille des plus minutieuses.

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A la lumière du soir avec en arrière-plan les montagnes de Tchimgan, Tachkent prend des couleurs qui font oublier les excès du modernisme. La voici dans son unité, héritière d’une histoire bimillénaire qui fait la fierté des Ouzbeks. Celle-ci n’est pas facile à assumer : l’ancienne province impériale, aux limites changeantes, est en train de se transformer en Etat national dans la rupture avec la période soviétique mais dans la mémoire de son propre passé impérial que symbolise Tamerlan et qui s’inscrit dans la destinée turque.

Cette longue histoire nous concerne de diverses manières. Elle nous rappelle que l’Europe ne s’est jamais donnée de limites. Conquises par Alexandre le Grand, les régions de l’Asie centrale ont été profondément marquées par la civilisation grecque. En 326 avant Jésus-Christ, le Macédonien quitta Samarkand pour s’emparer de la forteresse bâtie sur l’emplacement de Tachkent avant d’aller fonder sur le Syr-Daria la ville fortifiée d’Alexandrie Eskhatè, devenue Khodjent – l’une des grandes villes du Tadjikistan. Le Royaume grec de Bactriane, qui s’étendait au-delà de l’Indus et comprenait des territoires de la Chine actuelle, dura plus de trois siècles (de – 256 à 130 après JC) avant d’être submergé par les Scythes et les Tokhariens.

Depuis Tachkent, il faut aussi s’intéresser à l’aventure des Turcs, qui conduit à une réflexion, tout récemment renouvelée, sur l’histoire des empires. Les Türüks, T’ou-kiue pour les Chinois, entrent dans l’histoire en écrasant les Avars mongols (552) grâce au talent de Boumin-qaghan qui meurt la même année. Son royaume est partagé et l’un de ses fils, Istämi, reçoit de vastes territoires situés en Asie centrale, bat les Hephtalites en s’alliant avec les Perses sassanides et prend la Sogdiane (1) puis un partie de la Bactriane pour constituer un grand khanat sur lequel le prince Istämi régne de 552 à 575. Cet empire continue de prospérer jusqu’au moment où les Türüks orientaux et occidentaux s’affrontent (582) pour le plus grand profit de la Chine. Un second empire türük s’affirme et s’étend à partir de 683 avant de succomber sous les coups chinois aux alentours de 730.

Les invasions arabes changent la donne. Qoutayba ibn Mouslim envahit la Bactriane en 705,  devient le suzerain du royaume de Boukhara en 709 et conquiert Samarkand en 712 malgré les secours apportés par les Türüks de Mongolie et de Tachkent qui succombe à son tour en 714. La mort de Qoutayba favorise des révoltes puis une insurrection générale des Turcs en 728 qui est définitivement brisée dix ans plus tard. La Chine maintient cependant son influence jusqu’au jour où le roi turc de Tachkent, qui avait reconnu le protectorat chinois, est décapité en 750 par Kao Sien-tche, gouverneur de Koutcha. Le fils du défunt roi demande l’appui de ses frères turcs et des garnisons arabes de la Sogdiane. Le général Ziyad ibn Çâlih et les Turcs Karluk rallié aux Abbassides écrasent l’armée chinoise sur les rives de la rivière Talas. La bataille décide du sort de l’Asie centrale qui devient musulmane alors que les Turcs pratiquaient auparavant la religion du Ciel divinisé (Tengri) mais aussi le bouddhisme, le manichéisme et le christianisme nestorien.

Au 12ème siècle, Tachkent est administrée par les Turcs seldjoukides avant d’être complètement détruite en 1219 par les troupes de Gengis Khan, où les Turcs (Ouïghours, Tatars, Kirghizes…) étaient sept fois plus nombreux que les Mongols. Après la mort de Gengis Khan, son deuxième fils Djaghataï et ses successeurs complètement turquisés et faiblement islamisés gouvernèrent la Transoxiane (2) jusqu’à ce que Timour Lang, né le 8 avril 1336 près de Kech (à une centaine de kilomètres de Samarkand), prenne le pouvoir.

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Timour le Boiteux se fait couronner roi le 10 avril 1370 en se proclamant le successeur de Gengis Khan et de Djaghataï et en respectant, de manière toute formelle, la légitimité des gengiskhanides représentée par trois khans successifs. Il se présenta comme un musulman rigoureux mais il n’a pas aboli le yassag (code coutumier) gengiskhanide au profit de la charia. « Il est turco-persan de culture, turco-gengiskhanide de formation juridique, mongolo-arabe de discipline politico-religieuse » écrit René Grousset (3). Tamerlan ne se souciait pas de fonder son empire sur une unité religieuse ou ethnique. Il fait la guerre au roi du Khârezm, s’empare de l’Iran, prend et reprend Bagdad, affronte les Mameluks et ravage Damas, entre à Delhi en 1398, défait les Ottomans à Ankara en 1402. Victoires fulgurantes, destructions immenses, et massacres inouïs ne permettent pas la fondation d’un véritable empire : après le passage du cyclone, les Mongols reviennent en Irak, les Mameluk récupèrent l’actuelle Syrie, un nouveau sultan turc est couronné à Delhi en 1414 et, après la mort de Bazajet en 1402, les Ottomans se relèvent si rapidement que cinquante ans plus tard ils prennent Constantinople. Alors que l’empire de Gengis Khan avait connu trente ans de paix intérieure (1227-1259) après la mort de son fondateur, la succession de Tamerlan provoqua d’incessants conflits entre ses fils et petits-fils. Parmi eux, seul Chah Rukh, le quatrième fils de Tamerlan, qui régna sur la Transoxiane et l’Iran oriental de 1407 à 1447, fut un grand prince qui embellit Herat, sa capitale, releva Ispahan et Chiraz, protégea les savants et les artistes – mais son fils, savant astronome, manquait d’autorité et sa mort ouvrit une nouvelle période de guerres entre les timourides.

J’évoque ces pages d’histoire parce qu’elles permettent de reprendre la question de la logique impériale à la lumière des échecs gengiskhanides et timourides. Il est trop simple de répondre que c’est la démesure du projet qui provoque l’effondrement rapide des empires : de vastes territoires réunis par voie de conquête sous une même autorité ont duré plusieurs siècles. Une loi de succession évitant les partages est sans aucun doute nécessaire – mais point suffisante. Pour comprendre les réussites durables et les échecs, il faut recourir aux thèses d’Ibn Khaldoun telles que Gabriel Martinez-Gros les présente dans un essai passionnant (4). Pour cet éminent philosophe de l’histoire, contemporain de Tamerlan, les empires naissent de l’élan des peuples les plus rudes – tribus arabes, mongoles, turques – qui sont capables d’une extrême violence. C’est cette violence qui permet à des minorités guerrières de rassembler sous leur égide de vastes territoires. Mais un empire ne se fonde effectivement que si les conquérants se sédentarisent, se donnent des limites en deçà desquelles les populations soumises à une même autorité paient régulièrement des impôts et au-delà desquelles des populations réputées barbares sont chargées de la fonction militaire – qu’il s’agisse des Xiongnu pour les Chinois, des Germains et des bédouins de l’actuelle Syrie pour les Romains et bien plus tard des Sikhs pour les Britanniques. Ibn Khaldoun nomme ‘assabiyya la communauté tribale qui peut se transformer en troupe conquérante et qui, si elle réussit, doit s’instituer en autorité politique capable d’assurer la paix et la prospérité à un peuple promptement désarmé et qui expulse sa violence vers des tribus marginales – au risque qu’une autre ‘assabiyya soit saisie par le désir de conquête. La théorie d’Ibn Khaldoun ne peut rendre compte de l’histoire de l’ouest européen mais elle explique les échecs de Gengis Khan et de Tamerlan.

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Gengis Khan extermine les populations conquises au lieu de les protéger en échange de leurs contributions productives et fiscales et c’est son petit-fils Kubilaï qui organise l’empire en faisant de Pékin sa capitale, jusqu’alors établie dans la steppique Karakorum. A son tour, Tamerlan pratique le massacre de masse. Comme l’explique Gabriel Martinez-Gros, « la rationalité de son action […] tient précisément à l’impossibilité d’asseoir durablement son pouvoir sur des territoires largement tribalisés, et aussi rapidement perdus que conquis ». Il détruit tout ce qu’il ne peut rapporter à Samarkand parce qu’il redoute l’apparition de puissances rivales. D’où les expéditions militaires contre la Horde d’Or, les Ottomans et le sultanat de Delhi. D’où une « extermination préventive » des populations sédentaires afin que plus personne ne puisse subvenir aux besoins d’un futur conquérant. Du coup, les marches de l’empire ne peuvent être organisées et, au lieu de remplir une fonction militaire pour le service de l’Etat impérial,  les tribus turques qui vivent chichement sur les territoires dévastées d’Irak, d’Iran et d’Azerbaïdjan vont repousser les timourides et hâter leur déclin. Avec Babur et après lui, les Moghols sauront, comme les Ottomans, organiser, enrichir, embellir et protéger leurs conquêtes…

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(1)   La Sogdiane est située entre les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, avec pour villes principales Samarkand et Boukhara.

(2)   La Transoxiane se situe au-delà du fleuve Oxus (Amou-Daria) et se confond avec la Sogdiane.

(3)   René Grousset, L’empire des steppes, Payot, 1965, page 522.

(4)   Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2014.

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