Lettre à Jean-Paul Dollé sur la ville

Déc 3, 2005 | Res Publica

Cher Jean-Paul,

A la première lecture de ton livre (1), j’envisageais une analyse critique, complète et méthodique des thèses que tu soutiens. Une deuxième lecture me porte à m’adresser à toi de manière directe et toute personnelle, comme je le fais lors de nos débats et pendant que nous cheminons tous deux vers le point de départ d’une manifestation.

Cette fraternité militante ne procède pas seulement d’une même indignation, face aux injustices des gouvernants de droite et de gauche. Il y a entre nous un accord politique qui relèvent plus de la sensibilité que de l’intellect : nous aimons respirer l’odeur de la France et nous promener dans les villes françaises et européennes. Cela tisse une commune relation avec les choses et avec les autres – les autres citadins, les autres citoyens. Nous nous trouvons bien dans les foules manifestantes et parmi les foules festives sans ignorer la violence qu’elles contiennent.

Cette manière d’être dans le monde habité, que nous partageons avec d’innombrables inconnus et tant de belles passantes, suppose le rejet de l’élitisme – celui de l’écrivain supposé génial qui méprise la fourmilière – et de l’esthétisme, qu’il soit individualiste ou fascisant. Serions-nous démagogues ? Aux lecteurs d’en juger mais ils auront à prendre en compte ta philosophie, qui plonge profond dans l’histoire de notre civilisation. Tu t’inspires avec raison d’Aristote, pour qui la ville est le chef d’œuvre de l’activité humaine. Tu penses avec les Grecs selon les catégories de la limite et de l’illimité, qui permettent de situer et d’organiser l’espace urbain qui se transforme dans la temporalité historique : pour reprendre ta formule, l’espace-temps de la ville, c’est l’espace politique.

Quant à l’histoire, je te suis bien volontiers sur le long chemin qui conduit aux villes contemporaines et aux « territoires du rien » qui créent l’angoisse et engendrent tant de réactions violentes. Tu passes bien vite – mais nous y reviendrons – sur la ville classique qui te sert à marquer la radicalité de la Révolution française déclarant le commencement d’un Nouvel Age, avec nouveau calendrier, et le proche avènement de la République universelle. On sait ce qu’il en advint.

Ton analyse de la conception contre-révolutionnaire de l’espace-temps mériterait une longue réplique. Tu confonds la Restauration, qui ne restaure pas l’Ancien régime, avec l’idéologie sans avenir de Maistre et Bonald ; tu sembles oublier que les principes et les pratiques du libéralisme politique ont fondé la monarchie parlementaire puis la monarchie élective selon la Constitution gaullienne.

Quant à la modernité, tu consacres de belles et fortes pages au « défi du dandysme, sur fond de désespoir hautain » et au commentaire que donne Walter Benjamin des grands thèmes baudelairiens. De cet admirable penseur, confronté au triomphe du fascisme et du nazisme, on retiendra cette réflexion d’une pleine actualité : « S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XX ème siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable ».

L’étonnement des imbéciles n’a pas empêché les nazis de mettre en œuvre l’extermination du peuple juif, non sous l’effet d’une pulsion sauvage mais au contraire par décision métaphysique – ce que tu désignes comme une « vengeance contre le temps », comme la volonté de changer d’origine afin que le peuple germanique puisse inaugurer le nouveau temps du Reich de mille ans. Tu as raison de dire que la défaite militaire de l’hitlérisme ne nous préserve pas d’autres manifestations, aujourd’hui ultralibérales, du nihilisme.

Je ne reprendrai pas ta critique de ce que tu appelles la « postmodernité hypercapitaliste » que je partage – jusqu’à un certain point. Mais je tiens à te dire combien j’adhère à ta critique de la maladie du patrimoine tout en restant dubitatif quant au rôle involontaire qu’aurait joué Malraux dans l’apparition du phénomène lorsqu’il entreprit de faire blanchir les monuments. Oui, « le temps-patrimoine permet de se promener en touriste dans le passé, et par conséquent d’en jouir pleinement en évacuant tout ce qui pourrait gêner ou faire souffrir. Le temps rentre au musée : il est donc désamorcé. Rien ne peut arriver avec lui, puisqu’il est mort, embaumé, célébré, commémoré ». Un royaliste comprend ces lignes au premier coup d’oeil : les beautés passées peuvent l’émouvoir, mais la politique est selon lui de la mémoire vivante, de l’histoire en mouvement c’est-à-dire de la transmission sous toutes ses formes – spirituelles, intellectuelles, techniques, matérielles…

La « matière » parlons-en. Il ne me paraît plus possible de définir le capitalisme comme système de la production marchande : la production est aujourd’hui détruite par la finance, ou réduite à ses calculs normalisateurs. La marchandise, il faut qu’elle devienne enfin accessible cette immense partie de l’humanité qui souffre, tu le sais bien, de la faim et du froid. Que ce monde-là soit « arraisonné par la technique », voilà qui est nécessaire et urgent. D’ailleurs, la « société d’abondance » que nous dénoncions vertueusement dans nos jeunes années n’a jamais été qu’une fiction, sauf pour quelques-uns.

J’en viens à ma critique principale. Toi aussi, cher Jean-Paul, tu as « un problème » avec la mémoire et avec l’histoire. La ville selon l’esprit de Mai 1968 est ardente, mais tu dis toi même qu’elle vivait dans le moment éphémère de l’émeute. J’apprécie comme toi toutes les possibilités de rencontres et d’aventures qu’offrent nos villes européennes mais comment ne pas tirer les conséquences politiques de ce que nous voyons et touchons dans nos promenades : la ville porte la marque de la transcendance – cela tu le dis – et elle est l’œuvre du pouvoir souverain dont elle raconte l’histoire. Tous nos souverains – des rois de France à François Mitterrand – ont transformé Paris. La tendance esthétisante et bourgeoise-bohême se heurte au réinvestissement régulier de la ville par ses foules – et ses manifestants. Les territoires secrets se déplacent, ils ne disparaissent pas. Et si l’on constate de la dilution et de la dispersion à la périphérie, c’est qu’il n’y a pas, pour le moment, de souverain – c’est-à-dire de pouvoir politique capable de rassembler dans de nouvelles limites, d’y reconstruire et de légiférer afin qu’une population diverse et colorée puisse y habiter. Pour toi, cher Jean-Paul, il y a là matière à penser.

***

(1) Jean-Paul Dollé, Le territoire du rien ou la contre-révolution patrimonialiste, Lignes/Essais, 2005. 17 €.

Article publié dans le numéro 871 de « Royaliste » – 2005

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