De très nombreux ouvrages ont été publiés à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la bataille de Mai 1940. Il serait vain d’en tenter la synthèse mais plusieurs d’entre eux nous permettent de tirer des leçons d’une des plus grandes épreuves que la France ait jamais vécue. Leçons militaires et surtout politiques qui permettent de réfléchir sur les conditions qui permettent d’affronter les épreuves collectives.

Longtemps, très longtemps après la Libération, la légende noire de Mai 1940 a convaincu d’innombrables citoyens que dans la France déclinante des années trente les Français étaient devenus un peuple de lâches qui avaient refusé de se battre lorsque l’état-major allemand avait lancé son offensive-éclair.

Cette légende a été forgée par des Collaborateurs, notamment Lucien Rebatet qui crache dans Les Décombres sur la « France de l’apéro ». Des contemporains de bonne foi ont également accusé l’armée française, donc le peuple français, d’être le principal responsable de son malheur. Même Antoine Delenda, haut fonctionnaire lucide et patriote, qui tint sous Vichy un remarquable journal (1) accuse les officiers et sous-officiers de ne pas avoir fait leur devoir. Il est vrai que Delenda écrit ces lignes injustes pendant la bataille de mai : plus tard, il établira avec précision les écrasantes responsabilités du général Gamelin.

Il est aujourd’hui démontré que les soldats français se sont battus avec détermination. C’est la « rumeur de Bulson » (un village proche de Sedan) qui mit vingt mille soldats en fuite et qui donna matière à l’accusation de lâcheté collective (2). Mais qui fut responsable de cette débandade, sinon l’état-major qui avait préparé une guerre défensive, rejetait la doctrine d’emploi des avions et des chars mise en œuvre par les Allemands et croyait que les Ardennes offraient une barrière infranchissable ?

Il ne suffit pas de fustiger l’aveuglement des chefs militaires. Dans le journal (3) qu’il a tenu en 1939 et 1940, Roland de Margerie, diplomate entré au cabinet de Paul Reynaud, décrit l’effroyable médiocrité, l’affaissement moral ou la sénilité de ceux qui étaient chargés de la conduite directe de la guerre. Recevant le 29 avril 1940 Henri du Moulin de Labarthète, attaché financier en Espagne, Roland de Margerie eut la surprise d’entendre un avertissement qui glace encore le sang : « … Monsieur, je viens vous dire que mon chef, le maréchal Pétain, est au bout de son rouleau, et incapable d’assumer plus longtemps la direction de l’ambassade de France à Madrid. Il passe sa vie à somnoler, il ne peut se décider à entreprendre quoi que ce soit […] La France n’est plus représentée en Espagne, et il est urgent que cela change ». Pétain fut cependant nommé vice-président du Conseil le 17 mai 1940…. et Henri du Moulin de Labarthète deviendra secrétaire général du gouvernement vichyssois.

Le général Gamelin est un attentiste, étranger à la guerre moderne, que Paul Reynaud veut remplacer mais qu’il maintient à son poste en raison de l’attaque du 10 mai. C’est le 20 mai seulement qu’il fut remplacé par le général Weygand, lucide et actif mais qui aurait dû rester, comme le dira de Gaulle, un brillant second. Lequel se persuadera vite de l’inéluctabilité de la défaite. Le colonel de Villelume, chef du cabinet de la Défense nationale, clame en toutes occasions sa haine des Anglais, de Churchill particulièrement.

Les dirigeants politiques ne valent guère mieux. Certes, Paul Reynaud veut faire la guerre mais il reste empêtré dans les combines parlementaires de la 3ème République et il est dominé par Hélène de Portes, intrigante particulièrement culottée et défaitiste active. Edouard Daladier, aux Affaires étrangères jusqu’au 5 juin, joue contre Paul Reynaud et fut remplacé par Paul Baudoin, très actif partisan de la capitulation.

Il y a aussiles italomaniaques – Pierre Laval, Anatole de Monzie, Pierre Ybarnegaray – partisans de concessions territoriales majeures à l’Italie (pas encore entrée en guerre) et qui forment l’élément de pointe du parti de la trahison qui se constituera avec les pacifistes de gauche et ces intellectuels de droite (Robert Brasillach, Pierre Gaxotte…) qui se découvrent pacifistes en 1939. On sait que le parti décidé à poursuivre la guerre (Paul Reynaud, Georges Mandel, Charles de Gaulle, César Campinchi, Louis Marin), n’eut pas le dernier mot.

Pourtant, l’armistice n’était pas inévitable. L’armée allemande avait envahi une part importante du territoire, les troupes françaises refluaient, l’exode des populations civiles compliquait encore la situation mais rien n’était perdu. Un ouvrage récent en apporte une éblouissante confirmation. Il est né d’un scénario écrit à partir d’un jeu de simulation qui se déroule sur Internet entre de nombreux passionnés, français et étrangers, de la seconde guerre mondiale (4).

Il suffit de placer dans la bataille qui se déroule en juin 1940 un petit Point de Divergence pour que l’histoire de la Deuxième guerre mondiale prenne une toute autre tournure. Il ne s’agit pas d’un récit fantasmé mais d’une déduction logique des événements en fonction de données attestées : le lecteur est d’ailleurs très vite saisi par le réalisme de cette uchronie, à tel point qu’il peut en éprouver de la colère. Si la petite poignée de traîtres, de débiles et de masochistes n’avait pas eu gain de cause, si Hélène de Portes avait été tuée dans un accident de la circulation le 6 juin, un gouvernement de salut public rassemblé autour de Paul Reynaud, Georges Mandel, Léon Blum et Charles de Gaulle aurait pu continuer la guerre – sans Weygand, démis de ses fonctions, sans Pétain, arrêté pour haute trahison.

Continuer, mais comment ? Les Alliés ne manquaient pas d’atouts : l’armée allemande ne pouvait pas poursuivre longtemps son offensive, la pause qu’elle aurait été obligée de faire pendant dix ou quinze jours aurait permis le transfert des troupes françaises en Afrique du Nord ; le sauvetage de la flotte donnait la suprématie à la Royale et à la Navy en Méditerranée ; l’aide américaine aurait permis à l’armée française de se rééquiper rapidement. L’Italie aurait donc été directement menacée et le basculement de la guerre au sud aurait empêché la préparation de l’attaque contre l’Union soviétique. Après ? Il faut lire ce livre fascinant et exaspérant pour suivre dans le détail les opérations militaires…

La France se sauvera autrement, à partir de l’Appel du 18 Juin et en inventant la Résistance. Philippe de Saint Robert (5) souligne que le génie (au sens premier) du général de Gaulle fut à la fois politique et militaire, et que la victoire finale procède d’une affirmation rigoureuse de la légitimité nationale : « la souveraineté comme légitimité, la souveraineté comme liberté, voilà l’essentiel du message », conclut Saint-Robert. Il y a là, nous n’avons cessé de le dire, une source inépuisable d’inspiration et d’espoir.

J’y vois une réponse à l’interrogation de Cynthia Fleury (6) pour qui « la grande énigme du peuple courageux demeure. Où se fabrique le collectif quand il a failli ? La capitulation française n’a-t-elle pas signé la fin du collectif ? Et depuis 1945, la France n’éprouve-t-elle pas la fin du courage ? ». On ne peut parler de « capitulation française » à moins d’admettre que Pétain était la France et que le pouvoir de fait vichyssois avait une légalité. La France était à Londres avec de Gaulle dès le 18 Juin, comme les Pays-Bas étaient à Londres avec leur reine exilée, et la Norvège avec son roi, et le Luxembourg avec sa grande-duchesse… Ces têtes couronnées peuvent paraître pittoresques ou dérisoires lorsque tout va bien. Elles sont salutaires lorsque survient une tragédie nationale. Autrement dit : le collectif se « fabrique » avec du symbolique qui assure le lien lorsque tout paraît perdu. Cela s’incarne tout simplement lorsqu’une personne incarne une dynastie. Notre général de brigade eût à s’investir dans le symbolique, à se faire le serviteur de la légitimité – ce qui fut long, compliqué et surtout très douloureux car le service de l’Etat implique le sacrifice de soi-même.

A gauche, il a toujours été difficile d’admettre que la Respublica avait besoin de grands hommes vivants – et pas seulement de tombeaux au Panthéon. Il n’y a pas d’énigme du peuple courageux. Le mol « à quoi bon » est une tentation permanente et il y a toujours de bonnes raisons de s’en remettre au voisin.

A Bir-Hakeim et à Stalingrad, le simple soldat armé de son fusil pouvait raisonnablement se dire que le fait de tirer quelques balles ne changerait pas le cours de la guerre. Il faisait feu cependant, parce qu’il était intégré d’un ensemble mobilisé pour la défense commune. Un peuple courageux, c’est un peuple mobilisé. Un peuple se mobilise quand il existe des dirigeants exemplaires. Des dirigeants exemplaires sont des personnages qui acceptent de mourir pour la collectivité qu’ils incarnent. Les peuples peuvent se tromper et croire quelques mois qu’un vieux maréchal fait un bon sauveur. Les héros de la révolution peuvent devenir de tyrans. Mais il y a chance, aussi, d’une alliance pour la victoire. La politique, comme la guerre, se fait toujours dans l’incertitude.

La période que nous vivons est moins tragique que celle de la Seconde guerre mondiale mais le fait est que nous n’avons pas de dirigeants exemplaires. Nous n’avons pas de dirigeants du tout. Seulement des gestionnaires apeurés par quelques monstres d’égoïsme et, en guise de chefs révolutionnaires, des sectaires sans envergure. Le courage est de ne pas se résigner à cette absence passagère.

***

(1) Antoine Delenda, Vichy, journal d’un opposant de l’intérieur, Préface d’Emmanuel Leroy-Ladurie, présentation de Philippe de Saint-Robert, Editions François-Xavier de Guibert, 2010.

(2) cf. Claude Quétel, L’impardonnable défaite, 1918-1940, JC Lattès, 2010.

(3) Roland de Margerie, Journal 1939-1940, préface d’Eric Roussel, Grasset, 2010.

(4) Sous la direction de Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé : 1940, Et si la France avait continué la guerre… Taillandier, 2010.

(5) Philippe de Saint-Robert, Juin 1940 ou les paradoxes de l’honneur, CNRS Editions, 2010.

(6) cf. page 8 notre article sur « La fin du courage ».

Article publié dans le numéro 976 de « Royaliste » – 2010

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