Ce titre doit être pris au pied de la lettre. Au-delà des luttes habituelles pour la conquête du ou des pouvoirs, c’est le politique en tant que tel qui est aujourd’hui mis enjeu, bousculé et gravement affecté. Pour avoir une idée de la situation, on peut imaginer un stade sur lequel se dérouleraient en même temps un match de rugby, des combats de boxe entre les principaux membres de chaque équipe, des loteries et autres Jeux d’argent, du tir au pigeon, des descentes de police et des manifestations de divers clubs sportifs…

Essayons d’y voir, clair dans cette situation d’autant plus confuse que chaque protagoniste se présente ou est présenté tour à tour en héros et en victime. Ainsi, le Parti socialiste ou le gouvernement se voient transformés en boucs émissaires du malaise ambiant, qui reçoivent les principaux coups médiatiques, judiciaires et électoraux. Trop lucides désormais pour crier au complot, les détenteurs du pouvoir peuvent déplorer un manque d’équité et quelque acharnement. Sans doute les socialistes ont-ils raison de s’inquiéter pour leur avenir, mais la situation me paraît encore plus grave qu’ils ne l’imaginent.

EFFET DE MEUTE

S’il est habituel que le groupe politique dominant concentre sur lui la majeure partie des tirs, la contestation de l’autorité politique est un phénomène en plein développement. Sans prétendre faire l’historique de la situation ni mesurer précisément les différentes forces, rassemblons quelques observations :

– La véritable révélation des affaires d’argent noir, c’est l’affirmation du pouvoir des Juges (1), dans l’oubli des anciennes prudences et des attitudes révérencieuses, des préjugés de classe ou d’idéologie. La Justice se venge de trop de misère et d’humiliations, et les premiers succès obtenus ont bien sûr un effet stimulant : on n’hésite plus à inculper des éminences de la politique, de l’immobilier, du sport et de la finance, à Paris et en province, à droite, à gauche et sans doute demain au centre car nos belles âmes chrétiennes-démocrates ont, comme chacun sait, succombé aux séductions du trafic d’influence. C’est bien l’ensemble du pouvoir politique qui est défié, et menacé des rigueurs de la loi.

– De son côté, le pouvoir médiatique affronte le pouvoir politique dans un véritable conflit de légitimité : le parti dominant, les ministres, le chef du gouvernement, sont visés en tant que tel – et avec une cruauté d’autant plus grande que l’animal médiatique sent la faiblesse de son adversaire. « Effet de meute », comme disait un Jour Gérard Carreyrou sur TF1. La meute, qui a grand-faim, ne fait pas la différence entre un jospiniste et un chiraquien : elle mord le plus proche, le plus exposé. Mais regardez comme J.-M. Le Pen sait la tenir en respect par l’insulte, la menace et parfois les coups. C’est le dompteur au milieu de la cage, qui donne de la voix et du fouet.

– Beaucoup moins spectaculaires, les nouveaux pouvoirs régionaux contribuent à cette déstabilisation de l’autorité politique. Il ne s’agit pas de condamner la décentralisation, mais de souligner le processus qui conduit les régions, les départements et certaines villes à tenir un moindre compte des solidarités nationales et de l’autorité de l’Etat dans leurs relations avec l’étranger : dans le plus grand désordre, on passe des accords et l’on multiplie des sortes d’ambassades comme autant de puissances agissant dans la plénitude de leur souveraineté – mais qui n’oublient pas d’exiger la moindre subvention étatique.

– Je n’insiste pas, cette fois, sur la pratique sondagière qui ruine peu à peu les procédures démocratiques au nom d’une conception et d’une connaissance faussement scientifique de l’opinion.

– Et j’évoque seulement pour mémoire le radicalisme antipolitique des Verts et du Front national qui bénéficient d’un nombre croissant de sympathisants – sans que l’on puisse considérer les premiers comme des fascistes et les seconds comme des salauds.

LEGITIMITE

Telles sont, à mes yeux, les forces convergentes qui érodent l’autorité politique et sapent sa légitimité. Il est probable que chacune de ces forces en viendra à contester la volonté de puissance de l’autre au nom de ses propres droits et privilèges. L’intense développement de la corruption régionale et locale ne met pas les élus du fameux « pays réel » à l’abri des foudres de la justice. Les gens de médias ne sont pas seulement les témoins indignés des ravages de l’argent-roi – il y a des profiteurs actifs et passifs – et voici que les sondages remettent en cause la crédibilité des journalistes. Faut-il en rire ? Nous ne sommes pas au cirque et l’enjeu politique est trop important pour qu’on le traite comme une mauvaise farce. Comme toujours, un pouvoir politique diminué signifie une nation affaiblie – et rien ne serait pire à l’heure des grands paris européens et des bouleversements dans l’ordre du monde.

Qu’il s’agisse de la gauche ou de la droite, il y a des arguments que nous n’emploieront pas. Mais nous dirons, aussi fort que possible, que la légitimité du pouvoir se vérifie au service rendu, et que l’autorité politique sera reconnue et respectée à proportion de la justice qu’elle saura faire exister.

***

(1) Voir l’excellent article de Daniel Soulez-Larivière dans « Libération » du 27 janvier 1992.

Editorial du numéro 573 de « Royaliste » – 10 février 1992.

 

 

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