Docteur d’Etat en mathématique et en philosophie, psychanalyste, Daniel Sibony construit de livre en livre une œuvre qui porte sur le désir, la perversion, la danse, le théâtre (tout particulièrement Shakespeare), le racisme…

Plusieurs de ses ouvrages sont consacrés aux conflits entre les trois religions monothéistes. La réflexion qu’il publie sur l’énigme antisémite se situe dans ce prolongement. Elle mérite un examen approfondi, assorti de quelques remarques critiques.

Septembre dernier. Je déjeune avec un ami, journaliste connu, qui me confie son désarroi : J’approche de la cinquantaine. Je suis né et j’ai grandi dans une vieille famille royaliste. A la maison, quand on parlait de l’antisémitisme, c’était pour dire que cela appartenait à un passé à jamais révolu. Je n’ai jamais compris comment on pouvait détester les Juifs et je ne comprends toujours pas. Mais tu n’imagines pas le nombre de gens haut placés dans les médias français et dans la classe politique de droite et de gauche qui affichent, en privé, un antisémitisme virulent

Le tout récent livre de Daniel Sibony s’adresse à cet ami (1).

Ce « nouvel antisémitisme » est tellement surprenant qu’on tend souvent à le nier ou à en réduire la portée. S’agirait-il d’un mauvais procès intenté à ceux qui critiquent la politique israélienne ? De provocations imbéciles de gamins irresponsables ? De la colère de quelques jeunes français issus de l’immigration maghrébine qui épousent la cause palestinienne ?

Il y a débat sur ces points et les statistiques officielles récentes semblent rassurantes : dans leur majorité, les actes antisémites ne sont pas commis par de jeunes musulmans et certains auteurs de graffitis nazis ne savent même pas qui était Hitler… Mais l’appareil statistique ne peut saisir le murmure qui vise les juifs de Wall Street, maîtres de la politique mondiale ou le complot juif qui aurait fait échouer tel candidat à la présidence de la République. Il ne peut non plus rendre compte des manifestations hystériques et violentes de l’antisionisme que nous avions dénoncées ici même lors des manifestations « pacifistes » de l’hiver 2003.

Même si l’on peut se disputer sur l’ampleur du phénomène, force est de constater que l’antisémitisme, qu’on croyait tout entier contenu dans les groupes d’extrême droite, s’est à nouveau répandu dans divers cercles de la « bonne société ». S’indigner ne sert à rien. Avec Daniel Sibony, il faut se faire thérapeute et poser le bon diagnostic.

La première chose à comprendre, c’est qu’il n’y a pas de « nouvel antisémitisme » mais un phénomène observable depuis l’Antiquité égyptienne et romaine. Il y a donc dans plusieurs civilisations un malaise grave, ou plus exactement un mal-être, une souffrance dans la manière d’être qui serait liée à l’existence du peuple juif.

Ce « symptôme authentique » est vécu tantôt sur le mode névrotique (celui de l’injure et de l’agression), tantôt « à la limite » : on impute aux Juifs tout ce qui ne va pas, tout ce qui défaille – autrement dit tout ce qui est ressenti en soi et autour de soi comme une faille.

Or si c’est l’autre (« le Juif ») qui est responsable de ce qui va mal, qui est la cause du mal, et en définitive le Mal, il doit être maudit, rejeté dans des ghettos ou expulsé du territoire. Poussant ce raisonnement jusqu’à l’extrême, les nazis en conclurent qu’il fallait les exterminer. Identifier les Juifs à la faille, c’est les vouer au sacrifice – hier à Auschwitz comme aujourd’hui par le passage à l’acte terroriste.

Telle est la haine antisémite qui agit comme une drogue utilisée contre une douleur qui a d’autres causes mais qu’on continue d’utiliser, à doses plus ou moins massives.

Pourquoi cette fixation sur le peuple juif ? Sans doute parce que, longtemps privés de territoire, vivant parmi les nations, les Juifs était à portée de la main. Mais l’explication est trop courte : maintenant qu’ils ont un territoire national, la haine flambe de plus belle. Sans nier l’importance du conflit israélo-palestinien (2), ni les accusations portées par les catholiques et les musulmans contre les juifs (3), il faut se poser la question essentielle : c’est quoi, être Juif ?

Les réponses de Daniel Sibony retiendront tout particulièrement l’attention de ceux qui, comme nous, ont le souci de la transmission, du symbolique et du rapport complexe entre identité et différence.

Résumée à gros traits, cette très fine pensée de l’être-juif fait ressortir que :

Les Juifs sont des agents de transmission dans l’esprit et selon l’Esprit, ce qui n’empêche pas que cette transmission soit effective : « Elle se déplace et déplace les Juifs dans le temps des générations et dans l’instant de la parole ».

L’objet de la transmission, c’est la relation à Dieu (à YHVH qui « conjugue l’être aux trois temps ») qui symbolise le rapport à l’être. Les Juifs ont reçu, les premiers, la parole divine gravée sur les Tables de la loi : ils doivent à la fois demeurer fidèle au Texte fondateur et faire passer le message.

La difficulté de la transmission tient à l’instabilité de la situation du messager : il maintient le rapport à l’être-temps et il est comme tous les autres hommes projeté dans la temporalité historique ; il est objet et sujet de la transmission : il préserve le message mais, en l’interprétant comme tout homme libre peut le faire, il le transforme.

Cette transmission est toujours ratée et jusqu’à présent toujours réussie : ça se transmet même si ce n’est pas tout à fait ça. C’est d’ailleurs l’expérience, jamais totalement heureuse, que les parents vivent avec leurs enfants. Dans ce qu’on transmet, il y a toujours du ratage, du manque – ce qui cause une souffrance plus ou moins vive car on voudrait (dans sa famille, en politique) que la transmission soit parfaite, que l’idéal soit exactement incarné.

Comme tous les êtres humains, mais souvent de manière plus consciente, les Juifs se tiennent dans l’entre-deux, proches de l’origine mais sans cesse en chemin, avec leur « identité cassée », assumant une différence qu’on leur reproche plus qu’à d’autres et qu’ils ne vivent pas de la même manière : certains juifs veulent l’effacer, d’autres la brandissent religieusement ce qui scandalise les rationalistes ; certains, religieux ou athées, s’identifient à l’Etat d’Israël alors que d’autres récusent le sionisme. D’ailleurs, Daniel Sibony s’en prend vertement aux juifs de l’establishment et des médias, ainsi qu’à Edgar Morin…

Il n’empêche. Tous les Juifs demeurent les agents d’une transmission symbolique, spirituelle et temporelle, dès lors qu’ils continuent à se dire juifs, même s’ils ne savent pas clairement ce que cela signifie : le mot, le nom, évoque la relation essentielle.

Il est donc facile de reprocher aux Juifs tout et le contraire de tout. On craint le juif errant, on récuse le juif territorialisé en Israël ; certains antisémites de droite souhaitaient qu’ils partent tous au Proche Orient mais beaucoup sont restés… ailleurs. On ne veut pas voir que cette errance est métaphysique, comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch et que la création d’un Etat souverain implique la mise en oeuvre de moyens militaires : dès lors, les Juifs inquiètent et surtout exaspèrent. Pas seulement pour des raisons circonstancielles ou sociologiques : la haine des Juifs est antérieure à la création d’Israël, à la diaspora, aux deux autres monothéismes. Et la théorie du bouc émissaire (qui assure que n’importe quel être « différent » dans son apparence peut être désigné à la vindicte publique) ne permet pas de comprendre pourquoi c’est surtout sur les Juifs que ça retombe.

Or Daniel Sibony montre qu’on reproche moins aux Juifs leur différence que leur identité instable, leur manière de transmettre un Objet dont ils ne sont pas propriétaires, une vérité qu’ils ne possèdent pas, le fait qu’ils soient les plus proches de l’origine, les premiers à avoir reçu la parole divine.

Qui leur fait ces reproches ?

– Les croyants des religions qui sont venues après le judaïsme et qui voudraient que ce peuple à la nuque raide se convertisse (c’était l’exigence chrétienne) ou se soumette (c’est l’exigence musulmane qui se complique d’une dette non reconnue à l’égard du judaïsme).

– Tous ceux qui rêvent d’une identité à la fois simple et totale et qui, ne trouvant pas en eux et dans leur communauté cette plénitude, jugent que les Juifs, avec leur « identité barrée» et leur questionnement infini, sont responsables de cette carence identitaire et de tous les problèmes non résolus.

D’où la solution finale décidée par les nazis qui vivaient, entre eux et par rapport à leur théorie raciste, une crise identitaire particulièrement aiguë… Mais aujourd’hui, toute collectivité en souffrance peut chercher à combler son manque, son déficit identitaire, par des pulsions de haine antijuive. Les déclamations horrifiées n’y changeront rien : l’antisémitisme est une pulsion qui a autant d’avenir que l’angoisse identitaire engendrée par la modernité.

A ce propos, il faut sans doute aller plus loin que Daniel Sibony ne le fait dans ce livre. Notre auteur accable l’Europe, comme si les armées russes, britanniques et françaises (et pas seulement les Américains) n’avaient pas délivré l’Europe du nazisme.

Il se fixe sur l’antisémitisme islamique, qu’il confond trop souvent avec la haine antijuive propre à certaines sociétés arabo-musulmanes (la Turquie, où juifs et musulmans ont toujours vécu en bonne entente, n’est-elle pas l’alliée d’Israël ?). Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger son analyse du texte coranique.

Enfin, il serait souhaitable que Daniel Sibony consacre un prochain livre à l’attaque actuellement portée par les éléments de pointe de la modernité contre le lien familial contre la transmission elle-même, contre le symbolique en tant que tel : nouvelle forme d’antisémitisme, plus radicale que celles auxquelles nous sommes actuellement confrontés.

***

(1) Daniel Sibony, L’énigme antisémite, Seuil, 2004. Les expressions et phrases entre guillemets sont tirées de cet ouvrage.

(2) Cf. Daniel Sibony, Proche Orient. Psychanalyse d’un conflit, Seuil, 2003.

(3) Nous ne pouvons entrer dans ce débat. Cf. Daniel Sibony, Pierre Lambert, Dalil Boubakeur et sous la direction de François Sellier, Le choc des religions, Juifs, chrétiens, musulmans, la coexistence est-elle possible ? Presses de la Renaissance, 2004.

Article publié dans « Royaliste » n° 847 – 2004

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