LA JOIE DE LA DELIVRANCE

Le jour du chabbat, les juifs ne font rien d’autre que prier. C’est là une évidence, qui donne une allure paradoxale à cette « économie chabbatique » (1) publiée par Raphaël Draï. Etrange accomplissement, pour un projet conçu voici trente ans et que nous avons suivi depuis la publication de la « Sortie d’Egypte » et tout au long de sa réflexion sur la « Communication prophétique » (2). Comme cette méditation de la Thora peut-elle retomber dans le jeu matérialiste des forces productives et des rapports de production ?

Ces questions sont aussi insensées que les préjugés véhiculés – y compris par Marx – sur les rapports entre les Juifs, le commerce de l’argent et l’économie : il n’y a pas plus de paradoxe dans le titre de Raphaël Draï que de retombées dans les médiocrités du monde marchand et les pesanteurs de la matière. Ce n’est pas parce qu’on oppose naïvement le théorique et le pratique, le matériel et le spirituel, la tradition et le progrès, ou encore le travail et la prière, qu’il faut se laisser prendre à ce jeu binaire.

Quant à l’économie, la mise en garde est dans le mot lui-même : les affaires de la maison, de l’oikos, sont ordonnées selon le nomos – la règle. Il y a donc de l’esprit dans cette chose là ! Tel peut être le point de départ d’une réflexion humaniste sur l’économie, qui nous ferait le plus grand bien si elle détruisait l’utilitarisme cynique qui constitue l’antimorale de la fameuse « pensée unique ». Mais il faut remonter plus loin que les Grecs si nous voulons trouver la genèse de l’économie et l’origine de sa loi – aux sept premiers jours de la création du monde, à l’économie qui est à l’œuvre dans la Genèse, à la Loi donnée par Dieu à Moïse.

Nous voici dans l’univers biblique. Que nous tenions le texte commenté par Raphaël Draï comme le Livre sacré ou comme le premier livre de sagesse de l’Occident, force est de reconnaître qu’il continue d’influer sur l’organisation de notre monde (le repos du septième jour) et sur nos conceptions d’une vie soumise à la « malédiction du travail », à la nécessité de « gagner son pain à la sueur de son front ». Mais attention. Si la Bible fait l’objet d’une « lecture infinie » (3), c’est que chaque mot et chaque phrase sont d’une richesse inépuisable, que masquent trop de traductions hâtives. Par son commentaire de l’hébreu, Raphaël Draï nous invite à retrouver le sens profond des formules que nous répétons sans trop y penser.

Or il y a bien une pensée de l’économie dans la Genèse. En termes contemporains, la création du monde est une production, qui amorce un processus temporel. Mais ce monde n’est pas une matière indifférenciée (il y a le ciel et la terre, le jour et la nuit), ni une mécanique (l’être humain est libre), ni une possession : Dieu donne la terre et fait don de la Loi. L’acte producteur nous est familier mais nous avons tendance à oublier que la dimension du don est constitutive de toute économie, qui est une action bienfaisante. Après les six jours du travail créateur, Dieu voit qu’il est bon et se repose – afin de prendre de la distance, de ne pas être absorbé dans son œuvre.

Dès lors, il est facile de comprendre pourquoi l’économie des fils d’Abraham peut être dite chabbatique. Elle est inscrite dans le temps, donc soumise à des rythmes et astreinte à des limites puisque son mouvement s’arrête le septième jour, tous les sept ans et tous les quarante-neuf ans. Elle porte en elle la mémoire de la bonté divine, qui l’incite au respect de l’ensemble de la Création puisque l’homme doit laisser se reposer la terre et les animaux. Elle est toute entière inspirée par une éthique de la générosité, qui procède de l’amour divin. Le processus économique prend son sens (sa signification et son orientation) dans ce que appelons la logique de la réciprocité sociale, qui rappelle au marchand que l’objet de son commerce n’est pas le gain mais la relation avec son prochain, qui enjoint au riche de donner au pauvre, et qui rappelle à tout homme que la détresse matérielle n’est pas un accident dans l’existence, mais un intolérable exil.

Ainsi l’économie chabbatique est tout entière gouvernée par le principe de justice : la tsedaka – la justice économique – « correspond à l’essence même du juste », écrit Raphaël Draï. Aussi ne souffre-t-elle aucune négligence, et pas la moindre restriction selon les circonstances ou les contraintes du moment : l’Etat et les particuliers doivent veiller à ce qu’elle soit pleinement et continûment effective. Parce que l’homme est gardien de son frère, l’économie est fraternelle. Sinon l’unité du peuple et sa relation avec le Créateur est compromise « car l’unité de Dieu n’est perceptible que par et pour l’unité du peuple fraternel ».

La tsedaka, c’est par conséquent la juste mesure donnée aux différentes activités économiques : l’économie des peuples de la Bible reconnaît le droit de propriété, mais interdit l’abus du bien donné par Dieu ; elle encourage la production et l’investissement, en vue de la redistribution généreuse ; elle oppose la consommation à la consumation, l’épargne à la thésaurisation ; elle enjoint de prêter à celui qui est dans la nécessité mais elle interdit l’usure qui est « l’anti-don par excellence » ; elle voit dans la liberté d’entreprendre une des modalités de l’œuvre créatrice qui se prolonge dans l’histoire mais elle sait déjà que « la concurrence, la tah’arout, est mortelle parce qu’elle vise la chute d’autrui, son élimination ». C’est enfin une économie de marché (le chouk, le souk, la foire) mais le marchand biblique doit poser sur sa balance des poids justes et parfaits.

L’économie chabbatique serait-elle à ce point idyllique ? Raphaël Draï négligerait-il la malédiction du travail ? Non, mais il nous invite à mieux traduire le mot, et l’intention divine. Coupable de transgression, l’être humain est sanctionné mais pas écrasé. Le chabbat le libère à dates régulières de l’astreinte et il est convié à l’œuvre par laquelle il participe au mouvement de la création. Effort salutaire, sanctifiant et sanctifié puisqu’en hébreu le même mot, âvoda, désigne le travail et la prière.

On ne peut suivre cette réflexion toujours ouverte – Aristote, Hegel, Keynes y sont associés – sans se dire à chaque page que les principes et les valeurs des peuples du Livre, qui sont identiques à ceux de l’humanisme laïque, sont aujourd’hui systématiquement niés et détruits dans cette guerre de tous contre tous qu’institue le principe concurrentiel.

Scandale devant la violence déchaînée de cette subversion. Une terrible colère pourrait en naître mais c’est la joie qui l’emporte. Croyants ou non, tous ceux qui refusent le nihilisme ambiant trouveront dans le livre de Raphaël Draï la force de résister et la promesse de la délivrance – tant il est vrai que les peuples finissent toujours par sortir de l’esclavage quand ils sont dans le mouvement de l’esprit.

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(1)Raphaël Draï, L’économie chabbatiqueLa Communication prophétique III. Editions Fayard, 1998.

(2)Cf. La sortie d’Egypte : l’invention de la liberté (1986) et les deux premiers tomes de La Communication prophétique : Le Dieu caché et sa révélation (1990) et La conscience des prophètes, 1993. Aux éditions Fayard.

(3)Cf. David Banon, La lecture infinie. Les voies de l’interprétation midrachique, Le Seuil, 1987. Préface d’Emmanuel Lévinas.

 

 

Article publié dans le numéro 725 de « Royaliste » – 1999.

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