Dissipant avec allégresse les fantasmes mondialistes, antimondialistes, altermondialistes et souverainistes, Samy Cohen met en évidence la force des Etats, qui demeurent les agents efficaces, pour le meilleur et pour le pire, du mouvement de l’histoire.

Nous avions accueilli avec intérêt et sympathie les premiers ouvrages de ce chercheur réputé, tout particulièrement sa « Monarchie nucléaire » (1) écrit au temps de la guerre froide. Nous sommes heureux de retrouver Samy Cohen dans un livre qui fera date (2). Désormais, il n’est plus possible de prendre au sérieux les contes et légendes fabriqués après la chute du Mur de Berlin : billevesées pseudo-hégéliennes sur la « fin de l’histoire » ; pesantes dissertations sur la « fin » de la souveraineté, des territoires et de la diplomatie westphalienne ; montée en puissance des acteurs de la société civile précipitant l’irrémédiable déclin de l’Etat.

Samy Cohen nous dit que cette société civile sans Etats n’est pas advenue et dissipe en toute rigueur mais avec une allégresse communicative les mythologies pauvres qui dissimulaient mal le cheminement de l’histoire.

Les prophètes du déclin des nations souveraines ne s’étaient pas aperçus que les Etats-Unis n’avaient pas cédé un pouce de puissance après la chute du Mur et que le président américain n’avait pas renoncé à la moindre parcelle de son pouvoir ! Etrange déclin de l’Etat… Il suffit d’allumer son téléviseur pour constater que les Palestiniens ne luttent pas plus que les Albanais du Kosovo contre l’Etat mais au contraire pour la reconnaissance de leur Etat. Et l’armée israélienne n’opère pas sur un quelconque espace « déterritorialisé » mais défend un Etat national, historiquement et juridiquement défini. La France, quant à elle, a préservé une force de dissuasion nucléaire indépendante pour la protection de son territoire national.

Ces constats suffisent à réfuter la thèse transnationalo-décliniste qui est fondée comme l’écrit Samy Cohen sur un « postulat idéologique » dépourvu de toute pertinence : dans la Russie de Boris Elstine comme dans les Balkans, le développement des mafias est favorisé par la faiblesse des Etats et par l’affaiblissement ou la disparition des autorités légitimes. Il est donc dangereux de favoriser le dépérissement de l’Etat.

Ce n’est pas tout : Samy Cohen a le courage de passer au fil de la critique la légende dorée des fameuses Organisations Non Gouvernementales et de détruire le mythe de la société civile mondiale dont les ONG seraient l’aile militante.

Sait-on que les ONG n’ont pas de reconnaissance juridique en France et qu’il n’a jamais été possible d’en donner une définition – si bien qu’elles sont obligées de quémander le soutien pratique des Etats et les financements, parfois considérables, qui leur permette d’exister et d’agir. A quelques exceptions près (celle de Médecins sans Frontières), les ONG servent de relais aux Etats – par exemple ACTED, l’Agence (française) d’aide à la coopération technique et au développement. Mais les contrôles publics, directs ou indirects, n’évitent pas toujours l’opacité dans la gestion ni les abus de biens sociaux. Et ceux qui ont milité au sein de certaines organisations humanitaires qui s’affirmaient indépendantes, en Bosnie par exemple, ont constaté qu’elles se livraient à l’espionnage et à de fructueux trafics d’armes. Mais c’est fâcher beaucoup de beau monde que de l’écrire noir sur blanc.

Nous sommes en effet très loin de la belle utopie de l’action sans frontières dont Samy Cohen retrace le « pathétique » échec. De fait, les organisations humanitaires dépendent étroitement des forces armées dans les zones de conflit, elles négocient avec des guérilleros peu épris de valeurs humanistes et se livrent entre elles à une concurrence acharnée sur les plus porteurs des marchés de la misère humaine. Aujourd’hui, beaucoup de ceux et de celles qui s’étaient engagés de tout leur cœur pour aider leur prochain se sentent floués.

La chanson de geste des grandes organisations humanitaires est ainsi ramenée à sa juste mesure : certaines ont su prévenir l’opinion publique des menaces sur l’environnement, d’autres obtiennent parfois la libération d’un prisonnier politique ; mais l’interdiction des mines anti-personnel est pour les ONG un demi-succès et elles ne sont pas à l’origine de la Cour pénale internationale, dont la compétence a été fortement limitée par les Etats nationaux. Enfin, les ONG ne sont pas représentatives de la société civile internationale pour deux raisons: les citoyens membres d’une ONG sont peu nombreux et ils ne participent pas aux décisions prises par des dirigeants autoproclamés ; la société civile est un mythe et beaucoup d’organisations sont étrangères ou ennemies des ONG bien pensantes – par exemple les groupes capitalistes, les organisations mafieuses et les partis extrémistes.

Décrire un monde organisé (ou désorganisé) par les Etats n’implique pas l’approbation aveugle de ce qui perdure. Dans une ultime provocation à la réflexion, Samy Cohen affirme que les Etats sont encore trop souverains et freinent par conséquent la coopération entre les nations. Sans égards pour les utopies mondialistes et altermondialistes, sans rien concéder au nationalisme antimondialiste, c’est bien cette coopération inter-nationale qui doit être pensée et mise en œuvre.

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(1) Cf. La Monarchie nucléaire, Les coulisses de la politique étrangère sous la Vème République, Hachette, 1986.

(2) Samy Cohen, La résistance des Etats, Les démocraties face aux défis de la mondialisation, Le Seuil, 2003.

 

Article publié dans « Royaliste », numéro 825 – 2003

 

 

 

 

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