Excellent connaisseur de l’Asie du centre et du sud, le journaliste pakistanais Ahmed Rashid explique les erreurs et les fautes qui ont conduit les Etats-Unis à subir en Afghanistan une irrémédiable défaite militaire et politique.

Le livre d’Ahmed Rashid (1) s’ouvre par l’exhortation adressée à ses collaborateurs par Donald Rumsfeld, secrétaire d’Etat à la Défense : « Mettez le paquet. Balayez tout, que cela ait un rapport (avec l’attaque) ou pas ». De fait, l’opération américaine sur Kaboul à l’automne 2001 fut un acte de vengeance perpétré par George W. Bush et ses proches en riposte à l’attaque du 11 Septembre. On jura de détruire Al-Qaeda et Saddam Hussein mais les brillants néoconservateurs qui gouvernaient à Washington ne réfléchirent jamais aux conditions politiques de la paix. En Irak, la destruction de l’appareil d’Etat et de l’armée nationale provoqua le chaos. En Afghanistan, les Etats-Unis, victorieux grâce à l’Alliance du Nord, ont tout de suite commis les erreurs politiques, les fautes militaires et les bévues géopolitiques qui ont permis le retour de plus en plus nettement victorieux des combattants islamistes.

Erreurs politiques : les Américains décidèrent de soutenir tous les seigneurs de la guerre qui avaient combattu les talibans, de favoriser leur enrichissement, d’accepter leurs milices et donc favoriser des féodalités régionales d’autant plus fortes que l’ambassade américaine avait installé à Kaboul le faible, douteux mais très complaisant Hamid Karzaï. C’est ainsi que les stratèges de Washington pensaient contrôler le pays sans beaucoup de troupes, par le biais des agents de la CIA. Et comme Donald Rumsfeld, toujours désastreux, se hâta d’enterrer l’idée de « plan Marshall » lancée par George W. Bush, les Etats-Unis firent là encore des économies alors que le pays vivait dans une extrême pauvreté.

Fautes militaires : pour compenser le petit nombre de soldats engagés sur le terrain, le Pentagone ordonna des bombardements qui tuaient beaucoup plus de paisibles civils que de talibans – d’où le ressentiment et la haine qui gagnaient des populations pilonnées sans raison. Comme les soldats américains guerroyaient sans connaître ni tenter de comprendre le pays et ses habitants, les résultats de leurs actions furent généralement négatifs. Quant à la traque de Ben Laden, on sait qu’elle fut un échec malgré les moyens mis en œuvre.

Cécité géopolitique : les hommes d’Al-Qaeda et les islamistes afghans trouvèrent refuge au Pakistan, dans les zones tribales pachtounes et aussi à Quetta, où ils furent accueillis et protégés par l’InterServices Intelligence (ISI), autrement dit par l’armée pakistanaise. Connaissant personnellement tous les acteurs du conflit, puisant aux meilleures sources, Ahmed Rachid montre avec une précision cruelle comment Pervez Musharraf, président du Pakistan de 1999 à 2008, berna les Américains – d’autant plus facilement que la Maison blanche s’obstinait à ne pas voir ce qui était connu de tous les acteurs et observateurs locaux. Ainsi, « Hamid Karzaï était déçu de constater qu’aucun fonctionnaire américain important ne reprochait à Islamabad de laisser les talibans opérer en dehors du Pakistan. Lors d’une visite à Islamabad en avril 2003, Karzaï fournit à Musharraf une liste de chefs talibans qui vivaient apparemment sans être inquiétés à Quetta. Furieux, Musharraf réfuta cette accusation » (p. 127).

Le président pakistanais ne cessa de mentir mais, dédaignant les preuves innombrables, le gouvernement américain continuait de déverser des millions de dollars sur le pays, sans exiger en retour que les réseaux terroristes et les troupes talibanes soient neutralisés. Au contraire, maints paquets de dollars permirent de financer l’appui logistique aux talibans qui passaient la frontière pour aller combattre les Américains et leurs alliés en Afghanistan et qui pouvaient se replier ensuite sur leurs bases arrières. Mais en 2002, la CIA cherchait à éliminer les Arabes d’Al-Qaeda et ne s’intéressaient guère aux combattants afghans dirigés par le mollah Omar qui circulait tranquillement dans les provinces d’Helmand et d’Uruzgan et qui put réorganiser ses troupes depuis son poste de commandement de Quetta, toujours sous la protection de l’ISI.

C’est ainsi que les talibans purent repartir à l’offensive et exercer une influence prépondérante – militaire et administrative – sur des zones de plus en plus vastes. Bombardements, opérations d’infanterie, envois de renforts américains et de supplétifs, changements de stratégie– rien n’y fit. Tout concourrait au succès des islamistes : la faiblesse du président afghan et la corruption de son entourage, la fragilité de l’armée afghane minée par les désertions et les querelles ethniques, le développement de la culture de l’opium qui permet de financer l’insurrection, les milliards de l’aide internationale qui sont en grande partie récupérés par divers potentats et une multitude de réseaux. L’échec militaire conjugué à l’échec politique d’un pouvoir sans légitimité rend irrémédiable la défaite des Américains avec une conséquence inattendue : le chaos afghan entretenu par Islamabad, toujours en quête de profondeur stratégique face à l’Inde, a gagné le Pakistan en proie à des groupes islamistes qui ont échappé à tout contrôle et qui multiplient les attentats terroristes.

Dans les dernières pages de son livre, Hamed Rashid dit l’espoir que fait naître en lui l’élection de Barack Obama. Comme tant d’autres en Asie du Sud, cet admirable journaliste doit être aujourd’hui cruellement déçu.

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(1) Ahmed Rashid, Le retour des talibans, Editions Delavilla, 2009.  Du même auteur, L’ombre des talibans, Editions Autrement, 2001.

 

Article publié dans le numéro 985 de « Royaliste » – 2011

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